3. La tête sur le billot ou la question juive en 1940  

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3.  1  “On ne leur faisait rien”!
3.  2  Les Juifs de l'exode
3.  3  Les Belges dans la France des camps
3.  4  L'enfer du retour interdit
3.  5  Un racisme en douceur
3.  6  Une Kulturkampf anti-israélite?  
3.  7  La métaphore du billot
3.  8  la politique d'exécution passive
3.  9  Le bourreau devant le billot
3.10  56.000 têtes sur le billot
3.11  Les expulsions d'Anvers
3.12  La faute de 1940

3.1 “On ne leur faisait rien”! *

“Il y a les Allemands. Donc, il est certain qu'il y aura des persécutions raciques”! Un ministre belge exprimait ce sentiment après la débâcle de 1940. Replié en France dans la zone non occupée, l'homme était personnellement concerné. Camille Gutt avait la réputation d'être “juif, libéral et banquier”. Ses parents étaient de confession protestante et lui, il n'était “pas vraiment remonté plus haut. Mais les Allemands peuvent le faire”, ajoute-t-il. “Alors biens confisqués, vie impossible”! Cette sombre perspective lève ses dernières hésitations à rejoindre l'Angleterre. Dans la confusion de la défaite, l'homme d'Etat ne pressentait pas d'autre menace pour les Juifs sous la domination allemande que cette atteinte à leurs conditions matérielles, voire morales d'existence. Bien moins instruit de la chose publique, mais plus représentatif de cette communauté, un notable israélite n'avait pas redouté le retour d'exode. “On espérait”, écrit-il dans son journal peu après, “que tout ce que l'on avait craint au sujet de la persécution juive était injustifié et que tout ce que l'on avait raconté au sujet de l'Allemagne était fort exagéré”. La férocité des persécutions nazies n'avait pourtant pas été un fantasme de l'opinion occidentale avant la guerre. Les 20 à 25.000 Juifs du Grand Reich allemand réfugiés en Belgique avaient laissé présager des jours sombres aux Juifs du pays après le l0 mai 1940. Or, contre toute attente, on s'aperçut, non sans soulagement, qu'“on ne faisait rien aux Juifs”, comme le note le notable israélite après son retour d'exode. A l'Ouest, rien de systématique ne fut, en tout état de cause entrepris, contre eux jusqu'à l'automne 1940.

Tant en Belgique qu'aux Pays-Bas et qu'en France, Berlin n'avait pas autorisé le pouvoir d'occupation à poser la question juive. Ses directives prévoyaient que ces territoires seraient placés sous autorité militaire et que cette dernière s'appliquerait à s'y conformer aux obligations de la convention internationale de La Haye de 1907. Les directives précisaient le “principe suivant: ne prendre que telles mesures qui sont nécessaires à la réalisation du but militaire d'occupation du pays”. Entre autres conséquences, aux Pays-Bas et en Belgique placés sous un seul et même commandement militaire, “les convictions religieuses et le culte doivent être respectés. Ce principe s'applique d'autant plus”, insistaient les direc­tives, “que le pays occupé ne doit pas être considéré comme pays ennemi, mais qu'au contraire, il n'a été uniquement occupé que pour des raisons d'ordre militaire au cours de la lutte contre une tierce puissance”, en l'occurrence la France. Le point 6 des directives mettait en garde l'autorité d'occupation sur le risque politique d'“entamer la question des races, cela pourrait faire conclure à des intentions d'annexion”. Il était expressément stipuler qu'“il faut par conséquent s'abstenir des mesures de ce genre. Provisoirement, on ne peut pas baser des mesures à prendre contre une personne sur le seul fait qu'elle est juive”.

Dans cet esprit, le général Alexander von Falkenhausen à Bruxelles tint personnellement à apaiser les appréhensions des Juifs qui avaient fui. Le retour d'exode d'une partie tout au moins d'entre eux l'intéressait. Il fit connaître, en juin 1940, ses bonnes dispositions à l'ancien ministre Henri de Man. Les projets de son interlocuteur belge n'allaient pas, il est vrai, à l'encontre des obsessions racistes du IIIe Reich victorieux. L'homme d'Etat décidé à collaborer à l'Ordre nouveau venait précisément de soumettre au roi Léopold III un programme de gouvernement qui pressentait, lui aussi, cette nécessité, conforme à l'esprit du temps, d'assurer “la protection de la race et (la) réduction graduelle du nombre d'étrangers”. L'ancien ministre envisageait toutefois cette politique nouvelle “en respectant les commandements de l'humanité et en réprimant toute action non légale”.

En l'absence d'initiative belge en cette matière, les lois du pays - libérales dans leur principe - continueraient, en effet, à ignorer toute distinction ethnique ou religieuse, et a fortiori, toute discrimination à l'égard des Juifs. En d'autres termes, tout acte hostile à leur encontre serait, toujours du point de vue belge, contraire au principe juridique et, donc, légalement répréhensible. Le maintien de l'ordre et de la tranquillité publiques étaient tout autant les préoccupations les plus urgentes de l'Occupant. A peine installé et intéressé à la reprise des activités sociales et économiques, le général von Falkenhausen fut disposé à offrir toutes les garanties à la partie belge. Il attachait un grand prix au retour des “Belges qui ont cru devoir fuir en France”. Et, il aurait même ajouté, d'après l'homme d'Etat belge qui sondait ses intentions: “je n'en excepte pas les Juifs qui ne seront pas inquiétés; je souhaite au contraire voir revenir au plus vite les Juifs d'Anvers dont la présence est nécessaire pour la reprise de l'industrie diamantaire”. De fait, du moins dans un premier temps, on favorisa le retour des diamantaires errant dans le Sud de la France.

3.2   Les Juifs de l'exode.

On ne saurait affirmer avec certitude que les Juifs avaient pris les routes de l'exode dans une grande plus proportion que le quart de la population du pays. Immigrés pour la plupart dans l'entre-deux guerre, ils n'étaient pas mus par les souvenirs de la Grande guerre et des déportations de main d'oeuvre de la première occupation allemande en 1914-18. Leurs raisons d'appréhender l'arrivée des Allemands tenaient à un passé plus récent et plus actuel. Furent-ils pour autant plus nombreux à partir? En tout état de cause, il est exclu que “parmi les files de réfugiés, l'élément juif (ait été) prépondérant”. Le détachement de la Sécurité du Reich installé à Bruxelles l'a affirmé dans son rapport sur le judaïsme de janvier 1942. L 'absurdité du propos lui a échappé dans sa frénésie antijuive: même si tous les Juifs du pays avaient fui devant l'avance allemande, ils auraient toujours été noyés dans les masses de l'exode. Il y avait au plus 70.000 Juifs dans le pays avant le 10 mai. Parmi eux, une infime proportion de “Juifs influents dans le domaine politique ou économique”: au constat de l'administration militaire attentive à ce point, ils avaient “en grande partie fui le pays lors de l'invasion” et, le plus souvent, ils avaient pu quitter l'Europe allemande.

Du point de vue de l'occupant, ces fugitifs étaient désormais des “ennemis résidentiels”. Leurs avoirs restés en Belgique tombaient sous le coup de sa législation sur les “biens ennemis”. Il lui appartenait de les gérer sous le couvert du droit international. “De cette manière, dès le début”, fit remarquer l'administration allemande intéressée à faire l'économie d'une encombrante législation antijuive, “on put déjà enrayer fortement l'influence juive”. L'avantage fut toutefois maigre. Il fallut, par réalisme, avertir les instances centrales du Reich “du peu d'influence exercée par les Juifs en Belgique”. A fortiori, “on ne peut parler”, signala l'administration militaire, “d'une activité juive importante dans l'économie”. Seule “l'industrie diamantaire à Anvers” faisait exception. Les Juifs y exerçaient, en effet, une réelle influence, encore que limitée. Objet de la sollicitude intéressée du pouvoir allemand, ce secteur économique avait tout autant été la préoccupation des autorités belges avant l'invasion. Pour le mettre à l'abri des convoitises de l'envahisseur, il avait été prévu d'évacuer les diamantaires et leur personnel et de sauvegarder leurs biens. Mais, l'opération qui ne concernait pas en particulier les Juifs, se déroula dans la confusion et l'incohérence des milieux diamantaires et financiers, partagés entre le repli sur la France et le transfert à Londres. En sorte que, dans ce seul secteur où, du fait de leur nombre, une “fuite” de Juifs a effectivement été organisée, le résultat fut des plus décevants: en définitive, seule une “fraction de cette collectivité” diamantaire se retrouva “en dehors des pays occupés par l'Allemagne”, dispersée entre Londres, New York et Cuba, constatèrent en 1942, ses dirigeants réfugiés aux États-Unis. En revanche, des milliers de diamantaires - patrons et ouvriers - demeurèrent bloqués dans le Sud de la France avec la débâcle de 1940. Les autorités allemandes souhaitant leur rapatriement ne firent nullement obstacle au retour des Juifs qui étaient parmi eux.

La mauvaise fortune des diamantaires de l'exode dément les allégations fantaisistes du rapport SS sur le judaïsme. Induite en erreur par les fantasmes de ses collaborateurs de la ligue antijuive belge, la police de sécurité allemande reprit à son compte leur estimation excessive de 116.000 Juifs présents en Belgique à la veille de l'invasion. La police SS eut toutefois la sagesse de ne pas communiquer à Berlin toutes les élucubrations de ses experts belges. A les suivre, 40.000 à 50.000 Juifs auraient fui la Belgique et 30.000 d'entre eux qui n'avaient pu quitter la France , y seraient internés. Les réfugiés juifs de l'exode belge étaient loin d'être aussi nombreux dans les camps de la zone non occupée. La loi de l'Etat français du Maréchal Pétain datée du 4 octobre 1940, qui autorisait l'internement administratif des “ressortissants étrangers de race juive”, visait principalement la masse des immigrés descendus de Paris. Ils étaient autrement plus nombreux que les réfractaires au retour en Belgique ou aux Pays-Bas. En février 1941, l 'officier SS chargé des affaires juives à Paris estimait, forçant encore les chiffres, qu'un total de 40.000 Juifs étrangers étaient internés dans ces camps. Les “Belges” n'y étaient que quelques milliers.

3.3  Les Belges dans la France des camps

A la fin de 1940, il y avait dans la France des camps tout au plus 3.537 détenus “israélites” provenant de Belgique d'après le commissariat belge au rapatriement. Un plus grand nombre avait été interné. La plupart n'avaient pas été arrêtés à l'initiative du gouvernement de Vichy. Ils étaient les victimes des “mesures exceptionnelles” que le gouvernement belge avait prévues contre eux dès la mobilisation de septembre 1939[1]. Elles avaient sortis leurs effets, le 10 mai 1940, avec l'arrestation des “suspects”. Cette notion de personne dangereuse pour la sûreté fut appliquée de la manière la plus extensive. On arrêta tout aussi bien le chef belge de la Ligue pour la Sauvegarde de la Race et du Sol militant pour “le rapprochement des peuples aryens” que l'immigré juif de Pologne dévoué au parti communiste et attaché à l'U.R.S.S. dans ce temps du pacte germano-soviétique de non-agression. Les polices belges ne firent pas plus de différence parmi les ressortissants “ennemis”. Le chauvinisme prenant le relais de la xénophobie des années trente, ils furent systématiquement recherchés, qu'ils fussent des victimes du nazisme ou ses adeptes. A peine installées à Bruxelles, les autorités d'occupation s'intéressèrent à cette catégorie de “suspects”. Sur les 3.000 arrêtés à Anvers, l'administration allemande découvrit à peine 400 “Allemands” et 50 nationalistes flamands dignes de sa sollicitude. Dans cette ville, la plupart des “suspects” du 10 mai 1940 étaient des ressortissants juifs du Grand Reich allemand. La proportion est moins élevée dans le pays, quoique les réfugiés juifs y conservent leur singulier privilège. Alors que le chiffre des ressortissants belges arrêtés est de l'ordre de 2 à 3.000, les autorités belges ont déporté environ 8.000 Juifs allemands et autrichiens dans le Sud de la France. La relégation des “suspects” s'est déroulée dans les conditions les plus dramatiques. Passés la frontière belgo-française, ils étaient livrés à la vindicte d'un public en proie au syndrome de la “cinquième colonne”. Il produisit la tragédie d'Abbeville, le 20 mai: les soldats français y fusillèrent 21 “suspects” et, parmi eux, le plus innocent des innocents: un jeune réfugié juif d'Autriche dont les forces de l'ordre belges s'étaient emparées dans l'asile psychiatrique où il était traité pour schizophrénie!

La plupart des “suspects” juifs arrivèrent à destination, au camp de St Cyprien près de Perpignan. En août 1940, ils s'y trouvaient encore au nombre de 7.500. “Une toute petite partie” d'entre eux, signale l'administration militaire au début de novembre 1940, “sont revenus avec les convois de réfugiés belges” rapatriés. Les trois ou quatre mille qui restèrent internés vécurent la tragédie des camps de la zone “libre” avec la faim, le froid, la peur et la mort ... en France. A l'heure de la “solution finale”, une autre tragédie d'une tout autre ampleur attendait ces “suspects” de l'exode belge: le gouvernement de Vichy les livra au camp de rassemblement de Drancy d'où partaient les convois vers Auschwitz. D'autres Juifs de Belgique - citoyens belges ou étrangers - restés en France après l'exode empruntèrent également cet itinéraire. Au total, les “Belges” dont le service antijuif de Bruxelles ignorait l'identité ne furent pas plus de 3.792 parmi les déportés de la solution finale en France.

En l'occurrence, les réfugiés de l'exode qui n'étaient pas rentrés au pays ne se dénombrent pas par dizaines de milliers. Quelle qu'ait été l'ampleur de la migration de 1940, le mouvement de retour a laissé en France tout au plus une dizaine de milliers de “réfugiés” juifs, y compris les “suspects” internés. Les retours n'ont nullement été un phénomène marginal. Les autorités d'occupation y ont prêté toute leur attention dès qu'elles entreprirent de poser la “question juive” à l'Ouest. L'interdiction du retour figure en première ligne dans le premier dispositif antijuif adopté dans cette partie de l'Europe.

3.4  L'enfer du retour interdit

 Dès août 1940, l 'ambassadeur allemand à Paris dont les initiatives sont à l'origine de la législation antijuive en France et dans les autres territoires occupés de l'Ouest posait la question du retour d'exode. Il approcha l'autorité militaire d'occupation en France pour qu'“avec effet immédiat, l'accès de la zone occupée soit interdit aux Juifs”. Cette entame des “mesures contre les Juifs comme telles et uniquement contre les Juifs” n'était pas pour déplaire aux légistes du commandant militaire en France. Si, par ce biais, ils s'attaquaient bel et bien à “un groupe non seulement racial, mais également confessionnel” en dépit du prescrit de la convention de La Haye , ils saisirent l'opportunité d'“une ordonnance empêchant la pénétration des Juifs en zone occupée”: elle “peut être facilement justifiée par la mentalité anti-allemande des Juifs et le danger qui en résulte pour les occupants”. Datée du 27 septembre, l'ordonnance du Commandant militaire en France qui inaugurait le statut des Juifs, interdit donc, dès l'abord, le retour de ceux “qui ont fui la zone occupée”. Un mois plus tard, le 28 octobre 1940, l 'administration militaire de Bruxelles, emboîtant le pas, décrétait à son tour le même dispositif à l'encontre des “Juifs qui ont fui la Belgique. Le problème concernait tout autant Bruxelles que Paris, même si, dut constater le pouvoir d'occupation, on n'y avait “pas encore constaté des actions anti-allemande de la part des Juifs”. L'interdit n'indiquait pas seulement la volonté des autorités allemandes à l'Ouest de se débarrasser des Juifs de leur ressort territorial respectif. La mesure avait une portée très réelle. En pratique, il s'agissait de briser un mouvement de retour qui n'avait toujours pas cessé. Par tous les moyens, les retardataires cherchaient à rentrer. En décembre encore, le commissaire belge au rapatriement des réfugiés de France signalait que 191 Israélites avaient fait une fausse déclaration quant à leur race. Les plus téméraires prirent des risques plus graves. Dès l'automne, “l'unique délit” d'une “tentative avortée de franchissement illégal de la ligne démarcation” les vouaient à être incarcérés “jusqu'à leur mort”.

 L'autorité allemande en Belgique dut constater cette issue fatale, un an plus tard. La police de sécurité avait été autorisée, dès septembre 1940, à ouvrir un camp au fort de Breendonck, à mi-chemin entre Anvers et Bruxelles. Il était déjà destiné aux “Juifs et (à) certains détenus dangereux”, et ce l'absence, à cette date, de toute ordonnance antijuive légalisant cette pratique policière. A la fin de l'année, alors que les premiers décrets contre les Juifs commençaient à peine à sortir leurs effets, ces derniers constituaient déjà la moitié des détenus de Breendonck. Les uns et les autres y subirent un véritable “enfer”. Le mot est d'époque. Il est du général von Falkenhausen. Le baron prussien s'inquiétait de la tache sanglante dont la police nazie marquait son commandement. Il redoutait - et, à juste titre - que le fort “passe dans l'histoire comme l'enfer de Breendonck”. En moins d'un an dans ce tout petit camp de la SS , une trentaine de détenus - au moins 28 - succombèrent au régime de terreur appliqué à moins de 400 prisonniers. Les Juifs étaient une cible de choix des geôliers SS. Les deux tiers des morts de 1941 appartiennent à cette catégorie. Les “politiques” n'étaient pas encore les plus nombreux parmi les Juifs de Breendonck, en cette première année de la répression nazie. Rarement, ces derniers avaient été incarcérés pour purger une peine du chef d'infraction aux ordonnances antijuives. Le plus souvent, ils n'étaient pas passés devant les conseils de guerre. Livrés à la police de sécurité en dehors de tout jugement, ils demeuraient à sa merci sans qu'une décision définitive n'intervînt et “jusqu'à (leur) mort”. Il s'agissait là d'abus, estima le chef de l'administration militaire! Le général Reeder, l'adjoint du commandant militaire, avait tout autant la préoccupation de conserver la maîtrise de l'appareil policier que le souci de préserver l'image de marque du pouvoir d'occupation. Rappelée à l'ordre, la police politique dut, en ce mois de septembre 1941, se conformer à l'ordre de libérer “spécialement les détenus juifs qui y sont uniquement pour un retour illégal en Belgique, pour le non respect du couvre-feu ou autre infraction de ce genre”. Des libérations intervinrent effectivement au fur et à mesure que les forçats de Breendonck se rétablissaient. Pour autant, elles ne réduisirent pas les effectifs du fort. La population internée, y compris les Juifs, ne cessait de croître. Moins d'un an plus tard, les convois d'Auschwitz y prélevaient 120 déportés. Le bénéfice était médiocre. Les bagnards de Breendonck disponibles ne suffisaient pas à remplir un train de la solution finale. En France où, depuis 1940, l 'internement des Juifs avait été massif, les camps furent un atout autrement appréciable. En Belgique, l'enfer de Breendonck ne relevait pas de ce programme.

3.5 Un racisme en douceur

Dans ce territoire de l'Ouest, la “Judenpolitik” des autorités d'occupation a eu bien soin d'écarter toute brutalité, tout au moins jusqu'aux déportations de l'été 1942. Elle s'est déployée, pour ainsi dire, en douceur. L'administration militaire ne disait rien d'autre dans sa surprise devant les réactions négatives que ses premières “mesures contre les Juifs” suscitèrent dans les milieux officiels belges. “Ils n'ont pas la moindre idée de ce que nous avons été encore beaucoup trop doux”, notait-elle. Prises six mois après l'entrée des troupes allemandes, les deux ordonnances antijuives de 28 octobre étaient certes graves dans leur principe, mais leur application n'entraînait pas dans l'immédiat de conséquences redoutables. Dans sa jubilation pour le moins anticipative, la ligue antijuive dut le reconnaître. Elle s'empressa de reproduire les décrets antijuifs dans sa presse, comme tous les journaux paraissant sous la censure. Leur promulgation fut, à ses dires, un “jour de grands réjouissances” où “les pensées de tous les antijuifs se tournent vers le Führer du Grand Reich allemand” et le remercient “pour les bienfaits auxquels il confie [le] peuple belge à participer”. Pourtant, ce n'était qu'“un premier pas - et décisif - vers la solution radicale de la question juive en Belgique”. Mot pour mot, la presse d'Ordre nouveau bien chapitrée soulignait également qu'avec les décrets du pouvoir allemand, était “franchie une première étape, mais étape décisive à la solution totale et définitive de la question juive en Belgique et en Europe”. Mais, il ne s'agissait toujours que d'un “prélude au grand nettoyage”.

A l'inverse de cette frénésie, les modérés de la collaboration louèrent la sagesse de l'occupant. Légitimant la démarche allemande contre les Juifs du pays, ils eurent beau jeu d'y lire “un statut à la fois strict et humain, lequel d'une part mettrait le patrimoine national et l'esprit national à l'abri de leurs empiétements ou influences; lequel d'autre part, les protégerait eux-mêmes contre la réaction que ces abus des lois de l'hospitalité provoquent infailliblement”. Même dans les mouvements d'Ordre nouveau, d'aucuns éprouvaient le besoin de se démarquer - et publiquement - des “gros mots et (des) coups de poings” de “certains frénétiques actuels de l'antisémitisme”. “Dés le début”, ils avaient, au contraire, préconisé “un antisémitisme d'Etat qui épargnerait les violences inutiles par un statut humain et équitable, statut préparatoire au départ des Juifs”. “C'est une solution de ce genre”, voulait-on faire accroire encore à la fin de 1941, “que préparent les ordonnances prises par le pouvoir occupant”.

Sa législation antijuive n'était cependant ni “humaine”, ni “équitable”. Les ordonnances du 28 octobre 1940 introduisent, dans le pays occupé et en dépit de ses lois, une discrimination raciale à l'encontre de ses Juifs. Le premier décret définit l'appartenance à “la race juive”. Le principe racial des proclamations nazies n'a pas cette évidence sur le plan juridique ou administratif. Les élucubrations pseudo-scientifiques de ses adeptes l'y ont laissé insaisissable. En 1935, la “loi” de Nuremberg “pour la protection du sang et de l'honneur allemand” n'avait pas fourni aux bureaucrates nazis une définition opératoire du Juif. Pour sortir de l'impasse, le ministère de l'Intérieur du Reich s'était rabattu sur une définition administrative où le critère d'ordre biologique susceptible d'identifier l'être racial de l'adversaire juif n'était rien d'autre que l'origine parentale. Les conseillers militaires de l'administration d'occupation, élaborant leur statut des Juifs, n'échappèrent pas non plus à cette incohérence. Comme dans le Reich, ils définirent “la race juive” par la naissance. “Est juif”, édictait donc l'ordonnance du 28 octobre 1940, “toute personne issue d'au moins trois grands parents de race juive”. La définition est vicieuse. Il lui faut le détour d'une référence non raciale pour saisir cette “race juive” des grands-parents. En “cas de doute”, l'adhésion d'un grand-parent “au culte juif” comble le vide juridique du critère racial. La disposition, expliqua l'administration allemande, “a pour but de constater plus facilement la qualité de Juif, d'empêcher les Juifs d'éluder la loi et de rendre plus difficiles aux autorités belges d'éventuels manquements à leurs devoirs”. L'ordonnance, introduisant la synagogue dans la question juive, intimait l'ordre de fournir “toutes pièces justificatives pouvant être utiles à (son) application” aux “dirigeants des communautés juives”, c'est-à-dire des communautés israélites.

3.6  Une Kulturkampf anti-israélite?

Le bénéfice de cette contrainte resta très limité. En Belgique, la garantie légale de la liberté de culte n'avait jamais imposé aux institutions religieuses reconnues - catholique, protestante et israélite - d'enrôler leurs adeptes. A fortiori, la reconnaissance légale des communautés israélites ne leur avait accordé aucun privilège d'état-civil en matière de naissance ou de mariage. Dans cette Belgique laïque, la synagogue ne délivrait pas d'actes officiels. Même les Juifs venus de Pologne - ils représentent 40 % de la population juive en Belgique - avaient perdu, dès leur arrivée, l'identité “juive” de leurs documents d'état-civil d'origine. Les administrations communales les connaissaient uniquement en qualité de ressortissants polonais. Seule la police des étrangers créée dans les années 30 auprès de la Sûreté de l'Etat avait, quant à elle, connaissance de cette origine “juive”. Il en était de même en ce qui concerne les réfugiés allemands au passeport marqué du “J” d'infamie. 20 % des Juifs de Belgique étaient des ressortissants du Grand Reich. La police des étrangers et ses dossiers intéressèrent au plus haut point les autorités d'occupation. La police nazie envisagea, en décembre 1940, d'y “faire instaurer à nouveau une petite section politique [...] surtout chargée de l'activité communiste et marxiste”. Quant à l'administration militaire qui avait songé de copier ses registres, elle préféra les laisser utiliser dans l'état. Ils furent une précieuse source d'information pour la Centrale antijuive de Flandre et de Wallonie dont le directeur avait libre accès à la police des étrangers.

L'”intérêt des Allemands” pour la “synagogue” n'est que plus paradoxal. Alors que, et certainement dans les pays de l'Ouest, la religion n'était plus le facteur déterminant de l'identité juive au XXe siècle, le statut des Juifs confortait, dès l'ordonnance du 28 octobre 1940, le culte israélite et ses institutions dans la représentation du judaïsme. Les Allemands s'aperçurent bien vite de sa diversité. Le critère israélite était loin de restituer ses dimensions sociopolitiques et culturelles, voire ethniques. Il fallu prendre acte que “de toute façon”, seule “une petite minorité” relevait du judaïsme tel que le statut allemand le concevait. “Une partie seulement des Juifs de Belgique”, constata l'administration militaire, “appartient à la communauté religieuse juive et prend une part active à son activité”. De son côté, la police nazie remarquait que “la plus grande partie vit totalement libre et sans engagement vis-à-vis du culte”. A l'expérience, on s'inquiéta même, du côté allemand, de “la grande influence qu'il faut attribuer à la synagogue”: elle pouvait “avoir pour effet dangereux d'y ramener les Juifs indifférents en matière religieuse”. L'administration militaire s'était aperçue que parmi les “Juifs de race influents” - les repérer était une idée-fixe de l'occupant - un “grand nombre [...] appartien­nent à la religion chrétienne ou sont athées”. Par avance, l'un d'eux avait redouté ce privilège que la “solution allemande” accordait au judaïsme religieux. Journaliste de grand renom converti au catholicisme et farouchement antijudaïque, il préconisait une “solution belge” qu'il soumit à Henri de Man, bien que ce dernier ait dû renoncer à ses projets gouvernementaux. Lui voulait, par cette initiative belge, prévenir l'introduction des lois raciales nazies. Juif converti, il y découvrait un danger: elles “répondaient”, à son estime, “aux désirs des plus particularistes d'entre les Juifs”. Il n'y avait pas un “rabbin qui n'aura salué avec joie les Lois de Nuremberg”, prétendait-il.

La synagogue n'eut pourtant pas à se réjouir des premières mesures contre les Juifs. La reconnaissance des “communautés” n'impliquait aucune complaisance du pouvoir d'occupation à leur égard. Cinq jours avant la promulgation du statut, le commandant militaire portait même une grave atteinte à leur pratique religieuse. Une ordonnance du 23 octobre 1940 interdisait l'abattage des animaux à sang chaud. La mesure avait une valeur sacramentale et, comme dans un rituel de l'Ordre nouveau, elle inaugurait l'action antijuive de l'occupant. Le décret - quoiqu'il ne mentionnât expressément pas les Juifs - s'inscrivait dans “la lutte contre la pratique juive”, comme s'empressa de le proclamer un organe d'Ordre Nouveau. Il n'y eut néanmoins pas d'autre entrave à l'exercice du culte israélite dans le territoire occupé. La presse autorisée eut le soin de faire remarquer, après les ordonnances du 28 octobre 1940, “que la religion n'est en rien touchée par ces prescriptions, la liberté de culte restant complète”. Dans ce pays catholique, les autorités d'occupation n'allaient pas, fût-ce à l'égard des Israélites, risquer une “kulturkampf”. La question juive était, au demeurant, une question raciale. Posée aux Juifs du pays après six mois d'apaisement, elle leur est appa­rue, dès l'abord, tout autant comme un moindre mal. Ils n'imaginèrent jamais qu'ils avaient mis “la tête sur le billot”.

3.7  La métaphore du billot

Les premières “mesures contre les Juifs” firent penser, dès leur publication, au condamné à mort qui “place spontanément sa tête sur le billot”. Il n'y avait pourtant aucune arrière-pensée sinistre dans cette métaphore. A proprement parler, elle ne s'appliquait même pas aux Juifs. L'ordonnance allemande du 28 octobre 1940 leur intimait l'ordre de se faire recenser, mais elle comportait tout autant une contrainte pour les autorités nationales. L'occupant les impliquait dans cette discrimination qu'il l'institutionnalisait. Il leur appartenait d'ouvrir dans les administrations communales, à l'intention des Juifs et pour qu'ils se conforment à son ordre, un registre nouveau approprié à leur ségrégation. L'inscription - le point est capital - incombait à ces derniers. Ils n'étaient pas inscrits d'office. C'est en se présentant spontanément au service communal que, dès l'âge de 15 ans - le détail a aussi son importance -, ils requéraient d'initiative leur enrôlement. Les entreprises dites en conséquence juives étaient également soumises à déclaration. En outre, il était ordonné aux seuls hôtels, restaurants, cafés et débits de boissons, de se signaler au public comme entreprise juive en apposant une affiche réglementaire.

Avec ce dispositif impliquant les administrations belges, l'occupant heurtait leurs “scrupules nés du respect de la Constitution. Il avait tenté de faire “publier une ordonnance relative aux Juifs” par les secrétaires généraux des ministères belges. Son service de propagande avait préparé le terrain par personne interposée. Rex, mouvement fasciste d'Ordre nouveau plus xénophobe qu'antisémite avant la guerre, avait saisi cette opportunité d'occuper le terrain “juif”. Il entama une campagne dans la capitale contre “certains commerçants. “Comme par hasard”, constatait son porte-parole, ils “sont juifs”. “Cette vermine sociale” était accusée de se soustraire à la législation belge du registre de commerce et, de l'avis de la presse rexiste, il fallait désormais “dans le commerce”, “éliminer ces éléments de désordre et d'indiscipline que sont partout les Juifs”. Le 4 octobre, un vendredi - jour du nouvel an israélite -, la milice de Rex s'attaqua donc aux marchands ambulants de la place Bara, près de la gare du Midi. Pour démontrer au public le “désordre” qu'ils provoquaient dans le commerce, “des boutiques furent prises d'assaut, saccagées et leur camelote éparpillée”. A en croire le bulletin de victoire diffusé dans Le Pays Réel, “de nombreux passants” eurent “à coeur de donner un coup de main” aux miliciens des formations de combat rexistes. “Ils ont raison”, aurait entendu le journaliste complaisant, “il faut qu'il y ait un nettoyage”. Et de conclure: “il est temps que les Belges ne se laissent plus faire. Tous les Juifs en Palestine”! Les policiers présents sur les lieux tout aussi belges n'estimèrent pas que la loi du pays autorisait à laisser faire les trublions de l'Ordre nouveau. Ils dressèrent procès-verbal à charge de 8 miliciens rexistes qui se retrouvèrent en 1941 devant le tribunal de première instance. Entre temps, le service allemand de propagande avait pu exploiter à bon escient l'incident de la place Bara. Le 10 octobre, Radio Bruxelles l'amplifiait. La voix belge sous contrôle allemand expliquait que ces commerçants juifs, “sans pratiquer le vol à main armée, n'en sont pas moins des voleurs” et signalait que “déjà des incidents ont éclaté, troublant l'ordre public”. Ce même jour, le secrétaire général du ministère de l'intérieur, convoqué à l'administration militaire, était invité à prendre un arrêté conforme à l'intention allemande d'exclure les Juifs de l'économie. “En cas de refus” de l'administration belge, “l'autorité militaire prendra elle-même les mesures, mais il lui répugne d'avoir recours à ce procédé”, rapporta le lendemain le haut fonctionnaire belge à ses collègues.

3.8  la politique d'exécution passive

Réunis en collège le 11 octobre, les secrétaires généraux des ministères refusèrent de décréter les dispositions demandées. Leur réponse écrite à l'autorité allemande expose à force d'arguments tirés de la Constitution et de la convention internationale de La Haye qu'ils ne peuvent “assumer la responsabilité des mesures envisagées à l'égard des Juifs”. La lettre reste néanmoins muette sur le noyau incontournable de la manoeuvre allemande, à savoir l'attitude belge au cas où le pouvoir d'occupation surmonterait “sa” répugnance et forcerait la main des autorités belges. La première ordonnance du 28 octobre 1940 fut, on ne peut plus explicite. Son paragraphe 4 charge “de l'exécution de la présente ordonnance les départements ministériels compétents pour les administrations publiques intéressées, par ailleurs le ministère de l'intérieur qui donne les instructions d'exécution nécessaires”.

Dans cette “guerre aux Juifs” qui, selon un témoin non juif informé à bonne source, “va commencer chez nous comme l'Allemagne l'a déjà fait sévir ailleurs”, l'Occupant confiait bel et bien les taches d'intendance à l'administration belge. L'affaire était des plus délicates. Il convenait de ne pas effaroucher ces Belges. Dans une correspondance avec le Commissaire du Reich pour les Pays-Bas, l'administration militaire, exposant sa manière de traiter la question juive dans son territoire, confiera, l'épreuve réussie, que “dans les mesures prises, on agit dans la forme avec toute la prudence nécessaire pour amener les résultats obtenus en concordance avec les répercussions politiques”. Il n'était évidemment pas question de compromettre à cause de la politique “juive”, la participation indispensable de l'appareil d'Etat belge à l'administration du pays occupé. Jusqu'en automne, le pouvoir militaire n'avait pas eu à se plaindre de la disponibilité des secrétaires généraux des ministères belges. En septembre, le chef de l'administration militaire, s'était encore réjoui de ce qu'ils “ont jusqu'à présent non seulement respecté toute ordonnance, mais aussi toute suggestion”. Le constat autorisa l'occupant à suggérer aux Belges qu'ils décrètent, d'initiative, le statut des Juifs. La presse d'Ordre nouveau ne manqua d'ailleurs pas de critiquer, encore qu'avec modération, le refus des “respectables et dévoués fonctionnaires qui nous administrent”: s'ils “avaient eu un atome de sens politique, nul doute qu'ils n'auraient laissé à personne le soin de régler cette affaire”.

La manoeuvre des militaires allemands était pourtant plus subtile. Même aux Pays-Bas et plus encore dans l'Etat du Maréchal Pétain où un statut des Juifs de facture française était institué, l'occupant décréta sa propre législation antijuive. Il lui fallait, dans tous ces territoires, conserver le contrôle de la politique “juive”. L'essentiel était que les administrations autochtones lui prêtent leur concours. Il ne disposait pas, quant à lui, du personnel administratif et policier suffisant pour la mener à bonne fin avec ses propres moyens. Bien loin d'acculer l'interlocuteur belge à l'irréparable, la suggestion allemande d'une législation belge contre les Juifs du pays offrait aux secrétaires généraux une échappatoire. Leur participation à la mise en oeuvre des “mesures contre les Juifs” devenait un moindre mal, rien moins que le prix du refus de les décréter. En l'occurrence, cette question juive cessait d'être aussi embarrassante. Son maniement servait fort opportunément la politique générale d'occupation dans le territoire. Pour avoir négocié avec le secrétaire général du ministère de l'intérieur les instructions destinées aux administrations locales, le militaire allemand responsable estima que “l'exécution correcte de l'ordonnance antijuive est un test permettant d'éprouver la volonté des services belges en vue d'une collaboration loyale avec le pouvoir d'occupation”.

Le collège des secrétaires généraux ne s'engagea dans cette politique sans consulter le comité permanent de législation. De l'avis des juristes, les “mesures contre les Juifs” méconnaissent les principes de base du droit de belge au point “que la participation à ces ordonnances excède manifestement le pouvoir légal des autorités administratives belges”: “elle constituerait la violation de leur serment d'obéissance à la Constitution et le crime prévu” dans le code pénal. L'expertise juridique n'aboutit néanmoins pas au refus de “participer”. C'est que “toute exécution donnée aux prescriptions des ordonnances n'est pas une participation à celles-ci. Ainsi, selon le conseil de législation, “celui à l'égard de qui ou contre qui une mesure est prise par l'autorité occupante et qui, sous la contrainte sur laquelle s'appuie cette autorité, accomplit l'acte matériel qu'elle lui impose, subit la mesure, il n'y participe pas”. Pour illustrer cette conception de l'exécution passive, un juriste - ministre d'Etat et procureur général honoraire - recourut à la métaphore du billot. “La victime de la mesure en la subissant ne l'exécute pas”, expliquait-il. “Le bourreau exécute l'arrêt de condamnation, il exécute l'arrêt, il exécute le condamné, celui-ci est exécuté et ne participe pas à l'exécution, même s'il place spontanément sa tête sur le billot”.

3.9 Le bourreau devant le billot

Chargées d'exécuter les toutes premières ordonnances antijuives de l'occupant, les autorités belges le firent à sa satisfaction, y compris dans la matière la plus délicate de cette contrainte. Si le premier décret du 28 octobre limitait le rôle des administrations communales à prêter leurs services aux Juifs pour se conformer à l'ordre allemand, le second mettait à mal la politique d'exécution passive des officiels belges. Ici, le rôle du “bourreau” ne se limite plus à exécuter la sentence de l'occupant: il lui faut “participer”. La deuxième ordonnance implique qu'il mette la “tête” du Juif “sur le billot” si ce dernier refuse de la placer “spontanément”. Le texte allemand interdit aux Juifs l'exercice de fonctions et activités publiques. Nommément sont visés les fonctionnaires, les avocats, les enseignants et les journalistes. La mesure était grave, mais sa portée fut des plus médiocres. Dans ce pays, les Juifs étaient essentiellement des étrangers, des immigrés, voire des réfugiés arrivés à la veille de la guerre. Cette caractéristique socioculturelle de la population relevant de la “solution finale” est essentielle à la compréhension de son déroulement en Belgique. L'élimination des Juifs de la vie publique, conforme à l'idéologie de l'occupant et imposé au pays occupé dès le premier acte, ne les concernait pas dans leur masse. L'interdit professionnel frappait, essentiellement les seuls ressortissants belges. Ils n'étaient que 3.187. En cherchant bien, on découvrit, parmi eux, 60 fonctionnaires à révoquer, guère plus d'une vingtaine d'avocats à radier (14 au Barreau de Bruxelles) et 40 professeurs à exclure de l'Université.

Frappant tout au plus une centaine de citoyens belges d'origine juive, cette disposition de l'occupant provoqua le plus d'émotion ... dans les milieux officiels belges. En ce qui concerne les avocats, l'interdit professionnel passait par leur radiation du tableau de l'Ordre. Normalement, une telle procédure est disciplinaire et sanctionne “tout écart de leur part dans l'observation des règles d'honneur et de délicatesse”. C'est ce que les autorités judiciaires de la capitale estimèrent, quant à elles, devoir exposer au général von Flakenhausen. Il n'apprécia pas la lettre. Son administration militaire y avait lu une “protestation”. Modéré dans ses termes, le texte du bâtonnier de l'Ordre des avocats, du président et du procureur général de la Cour de cassation est, en effet, ferme sur le fond: “il n'apparaît pas dans l'administration de la justice”, écrivaient les magistrats bruxellois, “que la présence d'Israélites ait été de nature à troubler l'ordre et la vie publique”. L'argument restait juridique, mais ces hautes autorités judiciaires de la capitale belge l'appuyaient sur une considération d'opportunité politique. En tout état de cause, elles posaient devant l'autorité allemande les termes d'une possible crise avec le monde judiciaire. La Justice belge s'est acquittée jusqu'ici”, disait la lettre, “d'une tâche difficile et délicate pour le plus grand bien du pays sans aucun conflit avec l'occupant”. Ses représentants bruxellois n'envisageaient pourtant pas d'entamer une grève judiciaire à cause de la question juive. Ils protestaient de leur “vif désir de continuer à aplanir toute difficulté par la voie de la conciliation” et, donc, sollicitaient un entretien avec le général von Flakenhausen. Le propos était de l'éclairer complètement sur la portée de la Constitution et des lois belges et sur les questions importantes que soulèvent les dites ordonnances. Éconduit, le bâtonnier accentua, pour sa part, cette “résistance passive” que la presse de la collaboration s'empressa de dénoncer. Refusant de radier les avocats juifs au nom du conseil de l'Ordre, il assumait, écrivit-il à l'autorité d'occupation, “un devoir de conscience qu'aucune considération ne peut modifier, celui de dire que le principe même de l'ordonnance est en opposition directe avec le Droit”. Le barreau d'Anvers, tout aussi concerné, fut loin d'y lire une violation aussi flagrante. Non seulement, il accepta de rayer les avocats juifs du tableau de l'Ordre, mais encore il appliqua la mesure à une consoeur qui, rétive à l'injonction allemande, s'était rebiffée et plaidait sa cause devant le conseil de discipline pour que son nom ne fût pas rayé.

Le geste - d'autant plus unique - du barreau de Bruxelles n'a pourtant été qu'une “politique d'autruche”: au dire de La Voix des Belges, important journal clandestin, celle-ci “avait été sévèrement critiquée dans les milieux loyalistes du Palais”, rappelle l'organe patriotique en 1942. Le Conseil de l'Ordre y était dénoncé pour “avoir cherché son salut dans le silence. N'osant ni consacrer l'inconstitutionnalité d'une mesure inique en omettant du tableau les confrères frappés, ni surtout protester ouvertement en les y maintenant, le conseil s'était diplomatiquement résigné à ne point publier le tableau au seuil de l'année 1941. Il avait persévéré dans cette attitude au début de 1942” .

Toujours dans la capitale, l'Université Libre de Bruxelles - université du libre-examen que l'occupant entendait mettre au pas - décida une “protestation” contre “les ordonnances” de l'automne 1940: elles étaient, à ses yeux, “la violation des principes de justice, de tolérance et d'égalité des citoyens devant la loi dont la défense est [sa] raison d'être”. Le pro-recteur le fit savoir au commissaire allemand de l'Université. L'administration militaire venait de le lui imposer en raison de “ses tendances radicales de gauche et [de] son caractère maçonnique”, soit à ses yeux un “ danger permanent pour une paix durable”. De fait, la lettre du recteur évoquait ces “conceptions philosophique”. L'ordonnance antijuive, écrivait-il, “heurte les principes de notre Université comme les heurterait toute mesure qui frapperait une partie de nos concitoyens en raison de leurs croyances ou de leurs convictions philosophiques”. La fidélité de l'U.L.B. à ses principes de libre-examen provoqua l'étonnement du général Reeder. Le chef de l'administration militaire réagit aussitôt: “il ne convient pas”, répliqua-t-il, “que l'Université de Bruxelles fasse de critiques pareilles au sujet d'une ordonnance de Monsieur le commandant militaire”. Et de lui rappeler qu'il lui incombait de l'appliquer “sans restriction”. Le pouvoir d'occupation ne considéra néanmoins pas comme une entorse à son injonction le traitement qui continua à être versé aux professeurs interdits. Cette formule avait aussi été acceptée dans le cas des fonctionnaires et des enseignants juifs de l'Etat, “toutes personnes qui”, selon l'ordre de service du ministère de l'intérieur, “désir[aient] bénéficier des avantages de la mise en non-activité”. Ce biais réglementaire ne faussait pas, du point de vue allemand, “l'élimination des Juifs des fonctions publiques et de leur emploi, exécutée de manière loyale” à son estime.

Cette satisfaction est justifiée. L'Occupant a passé la première épreuve de la “question juive” sans réelle difficulté. Même les milieux officiels réticents lui ont évité toute complication. Particulièrement discrets, ils n'ont cherché, à aucun moment, un appui dans le pays. Il a tout ignoré des remous provoqués dans les milieux officiels. Tout au plus, à l'Université de Bruxelles, les communistes mirent-ils à profit l'agitation de la rentrée académique pour appeler, dans un tract anonyme, les étudiants à “manifester (leur) sympathie aux victimes des mesures antisémites”. Le texte dénonçait “le décret qui exclut de leurs fonctions nos professeurs israélites comme il exclut de leurs fonctions les avocats, les fonctionnaires et les journalistes”. Il “révolte nos consciences”, y lisaient les “camarades” invités, au nom du libre-examen, à se dresser “contre l'arbitraire et l'obscurantisme”. A l'estime du chef de la police de sécurité transmettant ce “tract à caractère anti-allemand” à Berlin, il émanait “probablement” des “milieux juifs”. Le contenu conforme à la ligne “Ni Londres, ni Berlin” du parti communiste identifie son origine politique. Dans cette période du pacte de non-agression germano-soviétique, ce parti engagé dans la “lutte pour la libération sociale et nationale de notre pays” évitait de mettre directement en cause l'occupant. Il saisit l'occasion des ordonnances antijuives pour dénoncer “ceux qui chaque jour annoncent l'avènement de l'Ordre nouveau [...]. Foulant au pied la Constitution et au mépris de toute dignité humaine, ils réclament et ont obtenu des mesures d'exception contre les Juifs”. Le parti lança encore un tract Pas de Diversion qui connut une large diffusion dans le pays: imprimé, il fut aussi reproduit, à la base, en stencil. Le manifeste dénonçait “la campagne d'excitation contre les Juifs” développée dans “la presse synchronisée” - selon la version imprimée - ou dans “la presse censurée - selon la version ronéotypée plus proche des militants. L'essentiel était, pour les communistes, que ces débordements démagogiques ne prendront pas. Les travailleurs, assurait le tract, “savent fort bien que ce ne sont pas les ouvriers, ni les intellectuels, ni les petits commerçants juifs qui sont responsables de cette guerre, mais que ce sont les gros capitalistes, qu'ils soient aryens ou juifs, qui ont entraîne le monde dans la tourmente”.

L'audience de cette agitation communiste restait néanmoins plus que réduite. Avec 5 % des voix en 1939, ce parti n'exprime pas les tendances profondes de l'opinion belge et l'intérêt qu'il porte à la question juive ne correspond pas à la sensibilité du public en cette fin de l'automne 1940. La presse clandestine qui la représente plus largement n'a pas retenu la publication des premières ordonnances antijuives: tout au plus 4 feuilles - plus d'une centaine paraissant - alors abordent-elles la question juive. A tout le moins, comme l'écrit un observateur attentif du sentiment public, le 15 décembre 1940, les décrets antijuifs “n'ont pas fait grande impression sur la masse qui y demeure indifférente, tandis qu'une minorité les approuvait même ouvertement”.

Livrés à eux-mêmes, les Juifs du pays n'ont pas agi autrement que ses autorités nationales. Ils sont placés “spontanément la tête sur le billot”!

3.10  56.000 têtes sur le billot

Leur soumission à l'ordre allemand déconcerta les services d'occupation. Considérant le bilan de l'inscription des Juifs, l'administration militaire ne put concevoir qu'ils s'étaient conformés aussi massivement à son ordre. “Il y a sans doute”, estima-t-elle, “une grande quantité non recensée”. Le résultat, tel qu'il lui parvint, chiffrait à 42.642 personnes la population relevant du statut. En réalité, les Juifs fichés dans les administrations communales étaient plus nombreux. Il n'y avait, dans cette différence, aucune duplicité de leur part. Les fonctionnaires belges avaient appliqué à la lettre les instructions allemandes. Les enfants de moins de 15 ans dispensés de déclaration mais inscrits sur les fiches alphabétiques de leurs parents n'avaient pas été repris sur les listes transmises à la police allemande de sécurité et comptabilisés dans les totaux. On s'aperçut de la confusion administrative, dès 1941. La Centrale antijuive belge procédait à des vérifications et, forte de son “expérience”, elle s'empressa, avec l'exagération dont elle était coutumière, de dénoncer le fait qu'environ 20 % des Juifs n'ont pas été inscrits [sic] au registre. A l'aide d'autres statistiques, elle prétendit démontrer que “plus de 60.000 Juifs campent dans le pays avec de vrais ou de faux papiers”. Ces fonctionnaires de l'antisémitisme militant n'étaient pas à une inconséquence près. Dans leur délire, il leur fallait à tout prix contester la réalité des données d'un recensement de personnes nominalement identifiées. Ce premier recensement réalisé dans le pays grâce au statut raciste infirmait toutes les tentatives antérieures de chiffrer l'importance numérique de la population juive. Les experts de la Centrale , s'obstinant dans leur erreur, comblèrent la différence, par un calcul à rebours, avec une estimation imaginaire du nombre de réfractaires et une évaluation tout aussi chimérique de l'ampleur de l'exode de mai 1940. Le détachement de la Sécurité du Reich ne les suivit pas jusqu'au bout dans leurs élucubrations. En janvier 1942, son rapport sur le judaïsme estimait que “compte tenu des inscriptions de 1940, à l'heure actuelle, se trouvent encore 50.000 à 60.000 Juifs en Belgique”. La marge d'erreur restait considérable. A cette date, la police de sécurité ne disposait toujours pas de l'outil bureaucratique indispensable à la solution finale. Les structures administratives en vigueur dans le pays occupé ne se prêtaient pas à l'établissement d'un registre national et centralisé. Les registrés demeuraient dispersés dans des administrations locales et autonomes. L'ordonnance du 28 octobre 1940 avait néanmoins prévu à toutes fins utiles que “toute personne, sur sa demande, est autorisée à [les] consulter”. Les diligents employés de la Centrale antijuive entreprirent de les recopier. En janvier 1942, sa cartothèque de 19.000 fiches couvrait seulement le tiers de cette population. Le fichage fut accéléré dans les mois qui suivirent en prévision des déportations de l'été. Dès qu'il leur fallu en dresser un premier bilan, les autorités allemandes surent qu'elles s'étaient attaquées à une population d'environ 52 à 55.000 Juifs, y compris les enfants non déclarés en 1940. Deux ans plus tard, la cartothèque juive de la police de sécurité tenue à jour, totalise très exactement 56.186 fiches individuelles, dans l'état où les policiers SS l'ont abandonnée lors de la débâcle allemande de l'été 1944.

3.11 Les expulsions d'Anvers

Étrangère à 94 %, cette population concernée par les premières “mesures contre les Juifs” fut bien plus affectée dans ses conditions d'existence par des “mesures de police” applicables “dans certaines régions de la Belgique et du Nord de la France sous la forme de “restrictions de séjour” en vertu d'une ordonnance du 12 novembre 1940. Inspirées probablement par des considérations militaires d'ordre stratégique - elles étaient décrétées après l'échec de la bataille d'Angleterre - elles concernaient les ressortissants étrangers dans les régions côtières. La Feldkommandantur 520 dont relevait Anvers et son port recourut à ce dispositif essentiellement contre les immigrés juifs arrivés en 1938 et 1939. Ces Juifs polonais ou grand-allemands fichés à la police belge des étrangers et très souvent identifiés comme tels dans ses dossiers, étaient, pour la plupart, repérables en cette qualité. Ceux dont la Feldkommandantur 520 d'Anvers ordonna l'expulsion furent repérés alors que le recensement obligatoire des Juifs n'était pas encore terminé.

Le 23 décembre 1940 - trois jours après le terme fixé pour s'inscrire au registre des Juifs -, 222 hommes et femmes, ainsi que 21 enfants autorisés à accompagner leurs parents se présentaient à la gare d'Anvers comme le leur enjoignait l'ordre d'expulsion distribué par la police belge. D'autres convois suivirent. Le mouvement se continua jusqu'en avril 1941 et affecta finalement 15 % de la population juive d'Anvers. Au total, 3.334 personnes furent déportées dans la province voisine du Limbourg. Elles n'y furent pas internées. Les Juifs d'Anvers y étaient assignés à résidence dans quelque 45 communes. Les autorités locales belges les logèrent dans des baraquements, des établissements inoccupés, ou des maisons réquisitionnées. Tenus de se présenter au contrôle quotidien dans les administrations communales, ils circulaient librement, mais ne pouvaient quitter le lieu de résidence sans autorisation. Interdits d'activité lucrative, ils relevaient de l'assistance publique belge. Pendant ce premier hiver de l'occupation où le pays connut la misère et la faim, la présence des expulsés aggravait les difficultés matérielles des administrations belges. Dès le printemps 1941, les autorités d'occupation débordées firent marche-arrière. Les femmes et les enfants furent autorisés, par groupe de 30 à 40, à rentrer à Anvers. Puis vint, en juillet, le tour des hommes âgés de plus de 65 ans. On songea à mettre les autres au travail dans les mines du Limbourg, à Zwartberg-Genk et Eisden. L'autorité allemande opta finalement pour l'internement dans un camp de travail. Il s'ouvrit à Overpelt, le 20 juin 1941. Sous la garde de gendarmes belges dans un premier temps, quelque deux cents Juifs y furent occupés à des travaux de défrichement de la bruy­ère. Cette mise au travail dans le camp “Op den Holven” était un pis-aller. En 1941, le travail obligatoire n'était pas encore à l'ordre du jour dans le territoire occupé. En l'absence de toute législation allemande, le camp servait, en fait, d'épouvantail pour chasser du Limbourg les derniers Juifs anversois expulsés. Le 31 juillet, ils étaient encore au nombre de 254 et la Feldkommandantur de Hasselt donna l'ordre au gouverneur belge de la province de les interner. Pourtant, les uns après les autres, ils seront libérés. Les deux derniers quittèrent le camp le 17 janvier 1942.

L'épisode limbourgeois, initiative de l'autorité militaire locale, n'a pas été une étape de la solution finale. La concentration de Juifs dans le Limbourg allait plutôt à l'encontre de sa logique. Ils étaient bien plus concentrés à Anvers. C'était, avec 40 % des Juifs du pays la deuxième ville “juive” en Belgique. Si 51 % habitaient la capitale, ils y étaient plus dispersés. Population d'immigrés, ils s'y répartissaient entre deux gares d'arrivée, celle du Midi et celle du Nord. A Anvers, cette concentration s'opérait autour de la seule gare centrale. En dispersant jusqu'au printemps 1941 une partie non négligeable des Juifs anversois dans les communes du Limbourg, l'autorité militaire y avait créé artificiellement une concentration plus importante qu'à Liège et à Charleroi, les deux autres villes “juives”. La politique de retour entreprise dès avril 1941 rétablissait la situation antérieure. L'ordonnance du 29 août 1941 “portant limitation de la libre circulation des Juifs” la fixa définitivement. Il leur était interdit “d'aller s'établir dans les communes autres que Bruxelles, Anvers, Liège et Charleroi”. Entre temps, le déplacement de population avait alerté inutilement les Juifs d'Anvers. La police de sécurité perdit toute trace de 1.500 d'entre eux. Ils ne s'étaient pas soumis au nouveau recensement opéré pendant l'été 1941. Il avait suffi, pour l'organiser, d'une “communication de l'autorité occupante” au nouveau secrétaire général du ministère de l'intérieur, un homme d'Ordre nouveau. Ancien gouverneur de cette province du Limbourg où les autorités administratives et policières avaient collaboré au contrôle des expulsés d'Anvers, il prêta avec d'autant plus d'empressement le concours de l'appareil d'Etat belge à ce recensement déguisé. On prit prétexte que les communes n'avaient pas estampillé correctement la carte d'identité des Juifs requérant leur inscription au registre à la fin de 1940. La correction consista à y faire apposer, dans les communes, la mention Juif-Jood “à l'encre rouge en caractères majuscules d'imprimerie d'un centimètre et demi”. L'opération ravalait les administrations belges au rang d'auxiliaire de la police de sécurité allemande. Bon gré, mal gré, les communes durent, sur injonction du ministère de l'intérieur, “transmettre au Service de la Sicherheitspolizei , 453, avenue Louise à Bruxelles, une liste mentionnant l'identité des personnes inscrites au registre des Juifs, ainsi que par un signe spécial, celle des personnes qui, à la date du 15 août 1941, ont fait estampiller à nouveau la carte d'identité”. La diligence de l'administration anversoise permit à l'officier SS chargé des affaires juives de connaître le nom des réfractaires. Est-ce à dire que cette population commençait à s'apercevoir qu'en s'inscrivant au registre, elle avait effectivement mis la tête sur le billot?

3.12 La faute de 1940

A la fin de l'automne 1940, l 'image du condamné à mort posant la tête sur le billot n'était venue à l'esprit que d'un juriste, non-juif de surcroît et ne songeant nullement aux conséquences possibles de cet enregistrement obligatoire pour les premiers intéressés. Personne ne lança quelque cri d'alarme que ce soit pour les avertir d'un danger. Les plus aptes à le faire à l'époque - les militants juifs du parti communiste - se reprocheront leur silence d'alors, encore avant la fin de l'occupation. Au début d'août 1944, le secrétaire de la Fédération bruxelloise reconnaissait que le parti avait “commis une faute en passant sous silence l'ordonnance allemande au sujet du registre des Juifs". L'expérience avait enseigné que cette première mesure de l'Occupant “s'est avérée si lourde, si grave en conséquences”. Rétrospectivement et à rebours de l'histoire advenue, le premier “pas” de la solution finale se lit comme le geste fatidique par lequel, livrant leur nom, les Juifs du pays se sont livrés à la police SS pour être exterminés à leur arrivée à Auschwitz.

A tout le moins, la première “étape” dont la presse d'Ordre nouveau claironnait qu'elle était “décisive” n'a pas laissé présager une telle issue. L'obéissance à l'ordre allemand ne présentait pas cette gravité aux yeux des Juifs de 1940. Les “feuillets sans gloire d'un non-combattant” publiés en 1945 encore avant la fin de la guerre suggèrent qu'ils s'étaient laissés aveugler. “Nous nous sommes rués vers les maisons communales”, écrit-il. “Nous n'avions rien appris depuis 1933. L 'expérience des Juifs allemands était restée lettre morte”, affirme le témoin. Elle avait pourtant pesé sur l'empressement à se plier aux premières “mesures contre les Juifs”. Le poids des réfugiés dans la population juive - 20 % - n'est pas ici l'élément principal. Leur longue expérience de la soumission les portait certes plus que d'autres à se conformer aux ordres nazis. Mais, elle ne rend précisément pas compte du comportement de ces derniers. Si, avertis des épreuves des premiers, ils appréhendaient l'occupation nazie, ils ont été d'autant plus soulagés, dès les premiers mois, de découvrir qu’“on ne [leur] faisait rien”. Après cet apaisement, la soudaine contrainte de s'inscrire comme juifs n'évoquait en rien “l'expérience” redoutée des réfugiés allemands. La première ordonnance du 28 octobre n'était précisément redoutable qu'en cas de désobéissance. Elle stipulait des peines d'“emprisonnement et d'amende” et la “confiscation des biens” et elle était d'autant plus menaçante qu'elle ne précisait ni leur durée, ni leur montant. Quant au deuxième décret de ce premier train d'ordonnances de la solution finale, il ne concernait qu'une infime minorité de citoyens belges d'origine juive. La masse des Juifs étrangers fut autrement frappée par des mesures allemandes qui, dans leur principe, ne visaient pas les Juifs. A la fin de 1940, il n'était certes pas bon d'être juif dans ce pays occupé, mais somme toute, ce n'était pas aussi grave qu'on l'avait craint. Le paradoxe est qu'on ne parviendrait jamais à imaginer combien c'était grave quand ça le devint ...


*  publié dans F. BALACE (dir.), Jours de guerre, Jours de chagrin II, 6, Crédit Communal, Bruxelles, 1992, pp. 39-64.

[1].  Voir M. STEINBERG, "Les étrangers  suspects", dans F. BALACE, Ed. Jours de Guerre, Jours de sursis, n°1, Ed. Crédit communal, 1990.