4. L'université du libre-examen et ses juifs  

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4.1  Une défense étriquée
4.2  Les ex-étudiants juifs
4.3  Les étudiants de la solution finale
4.4 Des exceptions marquantes

4.1 Une défense étriquée

L'U.L.B., du moins son conseil d'administration, comprit fort bien qu'il lui fallait se prononcer sur les deux ordonnances du 28 octobre 1940: toutes deux, conclut-il, “violaient les principes de justice, de tolérance et d'égalité devant la loi dont la défense a été et est la raison d'être de l'Université Libre de Bruxelles”. Aussi, dans la position du conseil, ces “ordonnances contre les Juifs” appelaient-elles “une protestation” de l'Université. Réuni le 14 novembre pour prendre attitude, le conseil cernait, en l'occurrence, l'enjeu de la question juive avec plus de pertinence que le tract anonyme distribué, le 12, à la reprise des cours.

Ce tract émanait des communistes. Ils saisissaient l'occasion des ordonnances antijuives pour se manifester à l'Université et appelaient les “camarades” au nom du Libre Examen à se dresser “contre l'arbitraire et l'obscurantisme”. Leur tract cherchait à les mobiliser dans une action et, à cette fin, lui mettait l'accent sur l'aspect le moins déterminant de la persécution antisémitique en voie d'être instituée en Belgique occupée. Ce qui “révolte nos consciences” était, dans le texte communiste, “le décret qui exclut de leurs fonctions nos professeurs israélites comme il exclut de leurs fonctions les avocats, les fonctionnaires et les journalistes”. La police de sécurité allemande transmit, quant à elle, ce “tract à caractère anti-allemand” à Berlin. Les policiers SS de la capitale belge inclinèrent à penser que “les auteurs et distributeurs [...] appartiennent probablement aux milieux juifs”. La provenance de leur exemplaire les avaient induits en erreur. Il leur était parvenu de l'hôpital universitaire St Pierre à Bruxelles où il avait été distribué aux jeunes médecins. Dès septembre, un médecin de l'hôpital avait exhorté les autorités allemandes à réformer l'enseignement et la pratique de la médecine pour les libérer de l'emprise des Juifs et des Francs-maçons. A la police de sécurité, c'était le même service des adversaires idéologiques qui opérait contre les uns et les autres. Le complaisant informateur de l'hôpital impatient de cette réforme salutaire avait nominalement dénoncé ses confrères juifs occupant des postes importants. Amer, il déplorait qu'étant tous francs-maçons, avec ces Juifs, aucun mouvement antisémite n'arrivait à s'affirmer à l'U.L.B. et tout particulièrement à la Faculté de Médecine, points d'appui du mouvement juif en Belgique. Pour sa part, la police SS élaborant son rapport sur le judaïsme, désignerait cette “fondation maçonnique” soumise à “une forte infiltration juive” comme “la représentation incontestée de la pensée juive”.

Pourtant, la “défense” des principes qui étaient sa “raison d'être” fut toute étriquée dans la protestation de l'U.L.B en novembre 1940. Comme le tract communiste - mais sans en appeler à la communauté universitaire -, la lettre du rectorat au commissaire allemand de l'Université n'alla pas au-delà de la solidarité collégiale avec les professeurs frappés d'interdit. Loin d'être aussi critique que le chef de l'administration militaire voulut bien la lire, elle lui tendait même une perche. La convention internationale de La Haye y était invoquée “pour”, soulignait-elle, “nous protéger contre les exigences qu'elle devait nous permettre d'écarter”. Résolu à mettre au pas cette Université si mal venue dans le paysage d'une occupation nazie, le général allemand repoussa toute “restriction” dans l'application de l'ordonnance contestée. Son “étonnement” devant les “critiques” de l'U.L.B. était bel et bien une feinte. Il donnait à penser qu'elles avaient fait mouche et renvoyait ainsi les autorités académiques à la problématique de leur relation au pouvoir d'occupation. Avec les autres autorités, l'administration militaire préférait considérer que “l'exécution correcte” de l'élimination des Juifs d'influence “est un test permettant d'éprouver la volonté des services belges en vue d'une collaboration loyale”. Dans cette question juive traitée avec tant de circonspection, s'ils rejetèrent toute suggestion belge d'y aménager encore des exceptions, les militaires allemands acceptèrent sans rechigner que, conformément à la loi belge, toute personne interdite “bénéficie” matériellement “des avantages de la mise en non-activité”. A l'U.L.B., aucun professeur juif ne refusa le compromis[1]. En se soumettant à l'interdit professionnel, ils dispensaient les autorités académiques d'éprouver leur propre détermination de ne pas “participer à l'exécution de ces ordonnances”. Chacun acceptant le fait accompli, la “question juive” ne pesait d'aucun poids dans le contentieux idéologique qui, très exactement un an plus tard, détermina l'U.L.B. à l'épreuve de force avec l'autorité d'occupation pour sauvegarder sa raison d'être. Entre temps, le fait accompli lui imposait sa logique dans la question juive. Comme les autres autorités du pays, celles de l'Université laissèrent leurs services administratifs procéder à l'“exécution passive” des ordres allemands en cette matière. Le Conseil de Législation avait recommandé cette pratique du moindre mal aux secrétaires généraux des ministères belges inquiets, en novembre 1940, des responsabilités que le pouvoir allemand leur imposait dans une “question juive” si contradictoires avec leur devoir légal. A l'U.L.B., l'“exécution passive” consista, après avoir géré l'élimination des professeurs juifs, à préparer celle - prochaine - des étudiants identifiés comme juifs.

4.2 Les ex-étudiants juifs

L'exclusion de tous les Juifs de l'enseignement “aryen” était au programme des persécutions nazies. L'ordonnance qui la décréta fut promulguée seulement à la fin de 1941, après la fermeture volontaire de l'U.L.B. Anticipant sur l'événement juif, son office des renseignements universitaires établit, dès avril, un “relevé” de ... 79 “étudiants juifs inscrits au cours pour 1940- 1941 . Mis à jour pour l'année académique 1941-1942, on ne le jugea pas suffisant après l'ordonnance du 1er décembre et, dès janvier 1942, l 'office, qui ne s'épargnait décidément aucune peine, sortit, en dépit de la suspension des cours, une troisième liste d'étudiants identifiés comme “présumés juifs”.

Le décret du 1er décembre n'excluait pas les jeunes Juifs de tout enseignement. Avec ses ordonnances antijuives qui se multipliaient désormais, le pouvoir militaire d'occupation s'attachait néanmoins à préserver la fiction du respect des lois du pays. Achevant la ségrégation et l'isolement des Juifs, il leur avait ordonné de se constituer en un ghetto administratif sous la forme obligatoire d'une Association des Juifs en Belgique - et non de Belgique! La nuance était décisive. Les statuts de l'Association publiés dans le Moniteur belge définissaient le but officiel de “préparer [leur] émigration”. Les notables juifs, calquant leur attitude sur la politique du moindre mal des autorités nationales, souhaitèrent s'adjoindre un des professeurs interdits de l'U.L.B. Après un délai de réflexion, Chaïm Perelman refusa de faire partie de leur comité à Bruxelles. Il accepta néanmoins d'être leur conseiller en matière d'enseignement. Dans l'attente de l'“émigration” annoncée, l'institution légale devait gérer l'exclusion des élèves juifs des écoles en conformité avec l'obligation scolaire légale. Son mandat était d'organiser un enseignement juif approprié. Dés le printemps 1942, plusieurs ex-étudiants de l'U.L.B. se mobilisèrent pour donner cours aux candidats instituteurs des futures écoles primaires juives. Il ne s'agissait nullement de “cours clandestins” comme ceux de l'U.L.B. Les universitaires juifs s'employaient, sous l'égide de l'Association officielle, à faire fonctionner une école moyenne ainsi qu'une école technique à Bruxelles. Ces initiatives, patronnées par les notables juifs, étaient dénoncées dans la clandestinité. L'Association officielle y était stigmatisée comme “l'exécuteur direct de la Gestapo dans la communauté juive”! “Le marteau forgé de notre sang et de notre chair qui, manoeuvré par les nazis, assène les coups aux ouvriers et aux masses juifs”, disait avec lyrisme le parti ouvrier sioniste de gauche. Dans ce tract publié pour le deuxième anniversaire du 10 mai 1940, ce parti en appelait aussi “à l'intelligentsia juive”. La résistance juive espérait convaincre les universitaires bruxellois de ne pas s'“engager dans les écoles du ghetto”! “Sans vous”, répétait le tract, “les nazis ne pourront pas ouvrir les écoles”!

Un tel discours d'insoumission n'était pas aussi persuasif que les décrets allemands, promulgués en mars 1942, sur le travail obligatoire en Belgique et dans le Nord de la France , ainsi que sur “les conditions de travail des Juifs”. Dès mai, leur internement dans des camps de travail était légalisé. La liquidation des entreprises juives libéra aussitôt une masse d'“asociaux”. Dès le 13 juin, convoqués par l'Office National du Travail - institution belge -, ils commencèrent à être déportés au titre du travail obligatoire dans les camps de l'organisation Todt au mur de l'Atlantique[2]travailleurs obligatoires”, s'évada, le 31 octobre 1942, du convoi XVIe qui les emmenait à Auschwitz.>. Enfin, le 27 juillet s'ouvrit à Malines le camp de rassemblement pour la “mise au travail” ... à l'Est. L'“émigration” annoncée prit cette forme officielle d'une prestation de travail. Devant la menace, les étudiants-professeurs s'arc-boutèrent à leurs écoles juives. En août, pendant que les convois de la solution finale emmenaient vers Auschwitz les prétendus prestataires de travail, enfants en bas âge et des vieillards impotents y compris, l'École technique tirait argument de cette déportation. Son secrétaire général - un ex-étudiant de l'U.L.B. - exposait avec une conviction suspecte que cet “enseignement pouvait dans les circonstances actuelles servir de préparation à une émigration volontaire ou contrainte, en adaptant les jeunes gens et jeunes filles à des conditions de travail qu'ils ne seraient actuellement pas aptes à supporter”. L'argument - l'ex-étudiant le savait - était spécieux! Lui n'ignorait rien de la mésaventure de son collègue, le très officiel directeur de l'Ecole moyenne. Le jour de l'ouverture de Malines, cet autre ex-étudiant, tout imbu de ses fonctions, avait prétendu négocier avec les SS du camp de rassemblement la libération de plusieurs de ses élèves convoqués pour la “mise au travail”. On prit fort mal son intervention intempestive. Comme prévu, ses élèves furent déportés avec le convoi I du 4 août 1942. Lui, eu égard à son titre, resta interné à Malines. Sa protection arriva à échéance en mai 1944. Le convoi XXV l'emmena, à son tour à Auschwitz où il fut gazé dès la descente du train.

4.3 Les étudiants de la solution finale

Un tiers des ex-étudiants de l'U.L.B. déportés à Auschwitz s'étaient ainsi laissés abuser par la protection aléatoire d'un statut privilégié. Si le pouvoir militaire d'occupation n'avait pas fait d'exception en 1940, son sens de l'opportunité lui dicta, en prévision de la déportation raciale imminente, d'y aménager, dès juillet 1942, un espace de moindre mal dont profitèrent les étudiants juifs de nationalité belge. La solution finale comportait de telles opportunités dans son déploiement. A Auschwitz aussi ! L'extermination systématique comportait l'exception d'un tiers des déportés jugés aptes au travail concentrationnaire. C'est pourquoi il y eut, en dépit du génocide, des rescapés - de rares survivants - de la déportation raciale, y compris parmi les ex-étudiants juifs de l'U.L.B. Sur les 79 inscrits au moment où l'occupant posait sa question juive à l'Université, 19 furent déportés de Belgique et 2 de France. Des 20 qui arrivèrent à Auschwitz - un étudiant s'était évadé de son convoi - 5 étaient encore en vie à la libération des camps. Le seul professeur interdit qui fut déporté lui ne survécut pas à son arrivée à Auschwitz.

Ce bilan de la solution finale parmi les ex-étudiants de l'U.L.B. ne reproduit pas exactement celui de la population juive du pays. Les étudiants juifs n'ont pas été aussi vulnérables. Dans le pays, c'est près d'un Juif sur deux - 44 % - qui a disparu. La forte présence parmi les ex-étudiants de citoyens belges n'explique pas la différence. Au contraire, ces 30 étudiants juifs de nationalité belge ont été plus éprouvés que les étudiants étrangers. 11 furent déportés à Auschwitz et parmi eux, 7 partirent avec le convoi XXII B - B comme Belges. Ils avaient été pris dans la nuit du 3 au 4 septembre 1943 pendant la grande rafle des citoyens belges. Pendant plus d'un an, l'administration militaire avait excepté de la “mise au travail” des Juifs les 6 % de ressortissants belges. Leur immunité servit à écarter toute crise avec les autorités belges. Sans protester, elles laissèrent les SS déporter la masse des Juifs étrangers. Les rafles de l'été 1942 parmi ces derniers et leur traque à partir de l'automne ne persuadèrent pas tous les étudiants juifs de nationalité belge de quitter leur domicile légal.

 Cette plongée dans la clandestinité explique les moindres ravages de la déportation raciale parmi les ex-étudiants juifs de nationalité étrangère pourtant plus nombreux. Des 49 inscrits sur la liste de l'office de renseignements universitaires, 8 seulement furent pris dans les convois de Malines et 2, dans ceux de Drancy, en France où ils avaient été arrêtés dans leur fuite. Dans l'insécurité des immigrés laissés sans protection de la part des autorités belges, les rescapés des rafles de l'été 1942 avaient appris, en se cachant, les vertus de l'insoumission. Cette pédagogie n'était toutefois pas spontanée. Les étudiants-professeurs des éphémères écoles juives étaient eux aussi de nationalité étrangère. Tout autant, d'autres ex-étudiants, engagés dans le personnel de l'Association juive, tablèrent, tout au long de la traque des clandestins, sur l'intérêt des autorités allemandes à maintenir un ghetto légal. Même étrangers, les étudiants juifs de l'U.L.B. n'appartenaient guère aux milieux populaires où l'extrême-gauche juive, qu'elle fût communiste ou sioniste, recrutait les militants de la résistance. Dans cette Université que l'occupant stigmatisait pour ses tendances “de gauche”, ces étudiants - belges ou étrangers - étaient tout aussi peu nombreux parmi les Étudiants Socialistes Unifiés.

4.4 Des exceptions marquantes

Une Jeanne Goldsobel, assassinée à Auschwitz, fait plutôt figure d'exception. Elle n'avait pas été déportée de Malines. Arrêtée pour “menées communistes”, elle prit le chemin de Ravensbrück, deux jours avant l'ouverture du camp de rassemblement des Juifs. Fusillé au Tir national à Schaerbeek, Szmul Potasznik, doctorant en sciences économiques, fait lui figure d'exception parmi les militants de la Main d'Oeuvre Immigrée du parti communiste passés à la lutte armée. Avec ses deux camarades des partisans, l'intellectuel avait été arrêté au cours d'une réquisition d'argent chez un millionnaire juif. Le conseil de guerre allemand les condamna à mort pour ... “banditisme”.

Fusillé comme communiste” au Fort de Breendonck, le jeune médecin Georges Livschitz - il avait passé son doctorat au jury central en 1942 - n'avait, quant à lui, appartenu à aucune organisation. Et c'est précisément parce qu'il n'était pas tributaire leur discipline qu'il osa, avec deux condisciples non-juifs de l'Athénée d'Uccle, ce qu'aucun mouvement de résistance ne se risqua à entreprendre contre la déportation raciale dans toute l'Europe de la solution finale. L'idée d'attaquer un convoi en route vers Auschwitz lui vint du Comité de Défense des Juifs. Cette organisation clandestine s'était formée pendant la grande vague de déportations de l'été 1942. Les communistes juifs et les “ouvriers sionistes de gauche” qui le constituèrent élargirent ce comité à d'autres courants politiques sous l'égide du Front de l'Indépendance. Le professeur Omer Goche - pourtant communiste - put convaincre de les rejoindre son collègue interdit d'enseignement Chaïm Perelman qui, politiquement, se situait tout à l'opposé de cette extrême-gauche juive. Cette défense juive, véritable administration municipale pour les clandestins, et surtout leurs enfants, n'était toutefois pas une structure de lutte armée. Concevant l'idée de libérer les déportés d'un convoi, elle chercha l'appui d'un groupe susceptible de monter l'opération. Les relations personnelles jouèrent ici un rôle essentiel. Une ex-étudiante de l'U.L.B., Hélène Bolle, fille d'un membre du comité, était l'amie de Livschitz. Ce dernier contacta son ami Robert Leclercq avec qui il avait milité au Libre-Examen avant la guerre. Le projet, soumis au Groupe G, ne fut pas retenu. Néanmoins, Livschitz conseillé par Leclercq, reçut de Richard Altenhoff le seul revolver dont sa “bande terroriste” se servit pour “l'attentat du 19 avril 1943 contre le convoi de Juifs (transport par train)”. Ce fait d'arme lui valut d'être retenu pour la fusillade des “otage terroristes” de février 1944. Arrêtant le XXe convoi entre Boortmeerbeeck et Wespelaer, Livschitz et ses deux camarades parvinrent, sous le feu de l'escorte allemande, à ouvrier un wagon et à libérer une quinzaine de déportés.

C'est aux numéros de la série 700 que les libérés du coup de main figurent sur la liste de ce XXe transport. Plus avant au numéro 409 se lit le nom d'une déportée qui fut gazée dès l'arrivée du convoi à Auschwitz. En avril 1941, cette jeune femme portait un autre numéro - le 4 - sur une autre liste, le “relevé des étudiants juifs” de l'U.L.B. Avec la “question juive” posée à l'Université du Libre Examen dès 1940, ce qui était en cause n'était pas seulement des principes! Leur violation ouvrait la voie à la persécution des personnes et laissait les mains libres aux SS de la solution finale.


[1]. Sur les 120 Juifs frappés d'interdit professionnel en application de l'ordonnance du 28 octobre, seule l'avocate Régine Orfinger-Karlin, issue de l'U.L.B., refusa de se soumettre. Elle était inscrite au Barreau d'Anvers  qui ne s'était pas opposé au diktat allemand. Celui de Bruxelles refusa de rayer les 14 avocats juifs encore présents - le plus souvent des anciens de l'U.L.B. -, en s'abstenant de publier son tableau.
[2]. L'un des ex-étudiants, Naftali dit Maurice Landau, rapatrié des camps du Nord de la France , avec les autres travailleurs obligatoires, s’évada le 31 octobre 1942, du XVIe convoi qui les emmenait à Auschwitz.