7. Le pas de l’étoile  

Table de matières  Print (6p)

7.1  Un faux pas
7.2  Le choc de l’étoile
7.3 Le refus bruxellois
7.4 Le dernier pas

7.1 Un faux pas* ?

L’administration militaire l’avait pressenti, dès mars 1942. “On doit supposer que ceci provoquerait un mouvement de pitié en faveur des Juifs”, avait-elle averti[1]. Le détachement de la Sécurité du Reich insistait pour imposer, dès avril, le port obligatoire de l’étoile jaune aux Juifs de son ressort territorial. Les militaires allemands de la capitale belge n’avaient pas cette impatience fébrile des policiers SS. Réaliste, l’administration militaire ne se faisait aucune illusion sur le sentiment du pays. Les gesticulations frénétiques des professionnels belges de l’antisémitisme n’avaient pas abusé les bureaux militaires. Un an plus tôt, les pâques anversoises du verre brisé avaient précisément donné la mesure exacte du prétendu “puissant état d'esprit antijuif” dans la métropole radicale de l’Ordre nouveau. Les 200 émeutiers qui dévastèrent le quartier juif, le lundi de Pâques 1941, consacraient, dans ce pays, la solitude de l’antisémitisme militant. Il n’en imposait pas aux services allemands en charge de la question juive. La police SS y recrutait ses indispensables auxiliaires belges, mais son analyse du “judaïsme” dans ce pays reconnaissait en janvier 1942 qu’“une infime minorité seulement saisit la portée de cette question”.

L’administration militaire déplorait tout autant ce manque de “compréhension nécessaire[2], mais elle le prenait en compte dans l’élaboration des mesures à prendre. Les bureaux militaires savaient - le chef de groupe le plus averti de cette matière délicate y insistait en septembre 1941 - qu’“il est difficile de résoudre le problème juif en Belgique, surtout du fait que la population ne s’est pas rendu compte jusqu’à présent du sens de la question juive”. Le constat valait à tout point de vue. L’indifférence du pays témoignait aussi de son apathie, sinon davantage, à l’égard des Juifs. Il y avait là une entame praticable. Le pouvoir allemand traitant la matière avec doigté réussit à mettre en place son dispositif antijuif d’isolement et d’exclusion sociale “sans que la population s’en aperçoive”. Avec satisfaction, l’administration militaire s’en félicitait en mars 1942, après une nouvelle vague de mesures discriminatoires. Pas à pas, à un rythme qui s’était néanmoins accéléré, les militaires allemands sapaient l’assise fragile des Juifs dans ce pays. En 1940, seuls deux - en fait trois - décrets leur avaient été appliqués. L’allure est plus soutenue en 1941: cinq ordonnances. En 1942, la cadence se précipite: au total, dix sont publiées jusqu’en septembre .

L’étoile jaune, retardée par opportunité, fait partie d’un train de quatre ordonnances promulguées le 1er juin. L’ensemble achevait pour l’essentiel l’action législative de l’administration militaire. Évaluant l’effet, elle considéra sa tâche “comme terminée”. A ce stade, constatait-elle, “les Juifs n'ont plus que des moyens limités d'existence” dans le pays[3]. Leur statut, mis en place tout au long des deux premières années de l’occupation, n’avait pas eu d’autre finalité. Il les avait identifiés, enregistrés - à trois reprises -, confinés à leur domicile légal dès 20 heures - 19 heures à Anvers. Depuis décembre 1941, ils étaient aussi regroupés en une ‘Association des Juifs en Belgique’. Il s’agissait d’une communauté obligatoire ... en Belgique, et non de Belgique!. Le but avoué était “d'activer [leur] émigration”. Dans l’attente, l’A.J.B. fonctionnait comme un ghetto administratif, “un ghetto moral”, disait-on dans les bureaux militaires. Elle était chargée d’administrer les Juifs du pays et d’instruire leurs enfants exclus en conséquence de l’enseignement ‘aryen’. La phase suivante, précisée au printemps 1942 et appliquée dès mai, s’attaqua à leurs positions économiques et sociales dans le pays. Leurs avoirs bloqués, ils furent dépouillés de leurs entreprises. L‘“aryanisation” des firmes juives ne fut en aucune manière ce “désenjuivement de l’économie” que l’occupant prétendait réaliser. Ces entreprises étaient le plus souvent familiales et leur liquidation obligatoire, forcée ou volontaire, n’eut finalement d’autre résultat que de priver un tiers de la population de toute activité professionnelle. Marginalisés, les Juifs étaient déjà comme exclus de l’espace belge, du moins socialement. Dans ce contexte, l’instauration de l’étoile jaune n’a été qu’un faux pas obligé. Il signifiait, pour reprendre la formule de l’administration militaire, “l’isolement des Juifs [...] par un signe distinctif obligatoire“,

Signe visible de leur persécution, l’étoile eut évidemment l’effet redouté de montrer ces Juifs marqués à une “population non intéressée” qui s‘en était tenue “à l’écart” jusqu’alors[4]. Elle en fut, à tous les sens du terme, choquée.

7.2  Le choc de l’étoile

 Cela les fait reconnaître de loin”, nota dans ses carnets de guerre un observateur de la capitale[5]. “On en voit dans les rues un assez grand nombre, plus qu’on ne le supposait”. 55% des Juifs résidaient à Bruxelles. Trois autres villes leur avaient été assignées. Le révélateur de l’étoile se fixa sur ces villes ‘juives’. Les Juifs étoilés y provoquèrent, à tout le moins, un “malaise[6]. Dans la presse ‘censurée’, Le Pays réel en prit argument pour justifier la “rigueur” des “mesures prophylactiques qui s’imposent à leur égard”. Mais le journal rexiste à contre courant du sentiment public voulut bien convenir qu’il n’y a pas lieu de “s’abaisser à traiter les Juifs de manière barbare et inhumaine”.

C’est que l’étoile jaune passait mal la rampe. “Que l’on soit pour ou contre l’antisémitisme, il est une chose qui révolte”, expliquait La Légion noire dans le monde souterrain de la presse clandestine, "on ne met pas ainsi un tas de gens, toute une race au ban de la société[7]. Avec sa “brutalité”, l’ordonnance du 1er juin 1942 faisait voir “la question juive [...] comme monstrueuse[8]. De La libre Belgique ressuscitée en 1940 à la presse clandestine communiste, le tollé est général. Une “nouvelle loi d’esclavage”, annonce De Roode Vaan, “Le symbole de l’oppression nazie“! “La plus vile expression de la barbarie nazie“! Le réquisitoire de Het Vrije Woord y lit un “acte bestial contre les Juifs”. “Une ignominie monstrueuse“, ajoute “L’Indépendance”, organe du Front du même nom dans le Hainaut[9]! Cette presse clandestine qui libère son indignation face à l’étoile escompte, comme l’annonce La libre Belgique ressuscitée en 1940, que celle-ci “soulèvera une répugnance profonde”. A l’estime du journal patriotique qui lui prête ses sentiments, “elle détourne du nazisme la population toute entière”. Du coté communiste, on se persuade même qu’elle “excitera notre peuple à redoubler la lutte pour la destruction du barbare nazi[10].

En tout état de choses, ce signe visible de la persécution antisémite provoque un changement dans l’opinion publique, à la veille d’un été 1942 dont on ne sait pas encore qu’il sera fatal pour les Juifs du pays. Très symptomatiquement, l’organe néerlandophone du F.I., Belgïe Vrij ose maintenant faire état d’“une tendance antijuive [qui] s’était fort développée dans certaines régions, surtout dans les grandes villes comme Anvers et Bruxelles“[11]. “C’est avec un plaisir d’autant plus grand”, corrige-t-il, “que nous constatons que [l’étoile] a suscité l’indignation de tous les Belges”. Des notes personnelles d’époque témoignent de cette mutation. Un témoin prudent remarque que “les mesures prises contre les Israélites semblent avoir créé un courant de sympathie en leur faveur“[12]. Pour un autre observateur de l’occupation, plus affirmatif, “il est visible que [la population] compatit à leur sort plus pénible que le sien”. Lui “a en a quotidiennement la preuve[13]. Le journal de guerre d’un notable juif enregistre le phénomène avec ravissement: “les Belges“, y lit-on, “se sont conduits magnifiquement, Ils ont fait semblant de ne rien voir et ont montré beaucoup de prévenance pour ceux qui étaient obligés de porter cet insigne[14]. Il y eut plus que de la “prévenance”! A Liège - mais il n’y avait guère plus de 2.000 Juifs dans cette ville - Churchill-Gazette a invité ses lecteurs à rompre la logique du “signe dégradant[15]. “Nos concitoyens feront tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’il en soit autrement, Que les Juifs persécutés sentent votre sympathie”. Aussi, l’organe anglophile lance-t-it le “mot d’ordre [que] tout porteur d’étoile de David doit être salué“. La Libre Belgique ressuscitée en 1940 prend le relais. “Citoyens“, ajoute l’appel patriotique, “par haine du nazisme, par fidélité à vous-mêmes, faites ce que vous ne faisiez pas: saluez les Juifs[16]. Avec le retard inévitable d’une presse publiée dans des conditions conspiratives, La Libre Belgique-Peter Pan, journal imprimé et de ‘grande’ diffusion, propage le mot d’ordre liégeois dans le pays, mais seulement en août 1942[17].

Au Front de l’Indépendance, le Rassemblement national de la Jeunesse proposait déjà pour la fête nationale du 21 juillet d’arborer “des étoiles jaunes portant à la place du J une cocarde belge[18]. “Ce sera”, annonçait son organe Vers l’Avenir, “l’échec infligé à la manoeuvre des fridolins”. L’état d’esprit dans le public paraissait assez propice pour poser d’autres actes que des gestes individuels de sympathie. Avant les vacances scolaires d’été, des militants étaient parvenus à entraîner “dans telle grande école professionnelle [bruxelloise]“-, les élèves de la classe des tailleurs [à se] solidaris[er] avec leurs condisciples juifs en confectionnant des étoiles de David qu’ils se sont empressés d'arborer”, précise Libération[19]. De Roode Vaan signale, de son côté, que “deux cents élèves d’une école de Tournai portaient l’étoile pour manifester leur solidarité avec deux condisciples juifs[20]. A Bruxelles et à Louvain, ce sont les “étudiants étoilés” qui provoquent la colère de la ligue pour la sauvegarde de la race et du sol. Son organe, L’Ami du Peuple, découvre avec amertume que “nos dandies et nos émancipés affectionnent particulièrement le jaune pour le moment”. L’“hebdomadaire d'action racique contre les forces occultes” ne contient pas sa rage contre ces “goym assez stupides pour arborer l'étoile jaune envers les youtres[21].

La “résistance passive” des bourgmestres bruxellois avait tout autant stupéfié les vigiles belges de l’antisémitisme militant, au lendemain de l’ordonnance de l’étoile.

7.3 Le refus bruxellois

Daté du 27 mai 1942, le texte allemand enjoignait aux Juifs de se procurer l’étoile - il leur en coûta un franc pièce - “auprès des autorités” chez lesquelles ils étaient “inscrits dans le registre des Juifs”. En clair, l’ordonnance du 1er juin désignait les administrations communales. Celles d’Anvers où résidaient 40 % des Juifs du pays ne firent aucune difficulté. Leurs cartes d’identité furent même estampillées d’une petite étoile mauve ou rouge selon les communes: elle signalait qu’ils s’étaient conformés à la nouvelle réglementation. L’ordonnance allemande n’avait pas prévu cette marque supplémentaire. A Liège et à Charleroi où les communes se prêtèrent aussi à la distribution des étoiles, la pièce d’identité officielle ne comporta - comme à Bruxelles - que les deux cachets discriminatoires antérieurs à l’étoile.

Le premier datait de décembre 1940 et mentionnait que l’intéressé s’était inscrit au registre des Juifs conformément aux toutes récentes ordonnances antijuives. Le second cachet “Juif-Jood [...] à l’encre rouge en caractères majuscules d’imprimerie d’un centimètre et demi” date de l’été 1941: en l’absence de tout décret allemand à ce sujet, le nouveau secrétaire général du ministère de l’intérieur - le V.N.V. G. Romsée - ordonna, le 29 juillet, à ses administrations communales, sur simple “communication de l’autorité occupante”, de l’apposer sur les pièces d’identité délivrées par l’Etat belge.

Cette coopération administrative à son dispositif antijuif laissait l’occupant lucide sur la disponibilité réelle de l’appareil d’état belge. L’administration militaire appréciait, en été 1941, l’exécution “loyale” de ses ordonnances sur “l'élimination des Juifs des fonctions publiques et de leur emploi”, mais elle prenait en compte le fait que “les autorités belges se sont attelées à cette nouvelle tâche avec beaucoup d'hésitation et à contrecoeur[22]. C’était précisément pour ménager leurs susceptibilités que les militaires allemands s’étaient opposés en 1941 aux gesticulations frénétiques des professionnels belges de l’antisémitisme. Il était plus politique de louvoyer devant ces écueils que de forcer la main à un exécutif belge réticent, mais dont la collaboration était indispensable à l’administration du pays occupé. Dans cette sagesse, l’administration allemande ne s’attendait pourtant à l’attitude qu’adoptèrent les autorités bruxelloises après la publication du décret sur l’étoile. Le geste des bourgmestres prit l’administration allemande au dépourvu et les militaires de la capitale furent tout aussi surpris que la farouche ligue antijuive.

C’est qu’en effet, le 7 juin, jour fixé pour l’entrée en vigueur du port obligatoire, les vigiles antijuifs eurent “beau écarquiller les yeux, [il n’y avait] pas un seul sceau de David” dans les rues de la capitale belge. Les étoiles obligatoires n’étaient pas disponibles dans ses administrations communales. “Ce nouvel échec - car c’en est un!”, explosait L’Ami du Peuple - n’était pas, comme la ligue antijuive intéressée le claironnait - un acte de “sabotage des ordonnances antijuives” due à ”la toute puissante résistance passive de[s ...] administrations communales[23]. S’il y avait “sabotage”, c’est parce que, pour la première fois depuis l’occupation, des autorités belges avaient rompu avec la politique d’“exécution passive”. Les secrétaires généraux des ministères belges l’avaient adoptée à la fin de 1940 en présence d’ordres allemands aussi contraires à la Constitution et aux lois du peuple belge que l’étaient les premières ordonnances antijuives de l’occupant. Son dispositif antijuif requérait le concours des administrations belges, de leur personnel et de leurs locaux. Habilement, les ordonnances allemandes s’abstenaient de les requérir formellement. C’étaient aux Juifs de s’adresser aux services communaux pour se conformer à l’ordre allemand. L’ordonnance sur l’étoile resta dans cette ligne. Or, contre toute attente, quatre jours après sa publication, les bourgmestres de Bruxelles refusèrent de prêter leurs services. Ils s’abstenaient “de discuter avec [l’autorité occupante] de la mesure prise contre les Israélites, mais”, lui expliquait le 5 juin le président de leur conférence, “nous avons le devoir de vous faire connaître que vous ne pouvez exiger de nous une collaboration à son exécution[24]. Rien n’avait été prévu dans cette hypothèse. Au lendemain du jour sans étoile, l’Oberfeldkommandantur de Bruxelles convoqua bien les délégués des bourgmestres bruxellois. Ils persistèrent dans leur refus. L’administration militaire aussitôt consultée ne prit aucune mesure de rétorsion. Les délégués de l’A.J.B. - substitut des pouvoirs publics dans la persécution des Juifs - avaient aussi été convoqués: ils se retranchèrent derrière les difficultés matérielles. L’Oberfeldkommandantur fit mine d’accepter l’argument. Elle se décida à entreprendre la distribution des étoiles obligatoires aux quelque trente milles Juifs de Bruxelles, mais les Allemands limitèrent l’opération à deux journées - les 9 et 10 juin. Les sanctions prévues pour les réfractaires à l’étoile firent le reste. Bon gré, mal gré, l’institution juive se résigna à prendre le relais pour que ses membres ne soient pas en infraction.

L’épreuve de l’étoile permit ainsi aux services allemands de tester le dispositif de la “solution finale”. Son fonctionnement dépendait du comportement tout à la fois des autorités belges et des autorités juives. Le cas de Bruxelles, première ville ‘juive’ du pays, indiquait jusqu’où il ne fallait pas aller trop loin pour risquer une crise politique avec les autorités nationales.Cette balise ne serait pas oubliée, à l’étape suivante.

7.4 Le dernier pas

“Le prochain pas à franchir serait leur évacuation de Belgique”, notait déjà l’administration militaire en annonçant à Berlin l’aboutissement du statut des Juifs[25]. Ce “pas” ne pouvait “être décidé” de Bruxelles. “Il appartient aux services compétents du Reich dans le cadre des plans généraux”. Les officiers SS des affaires juives à l’Ouest, plus avertis, avaient acté le signal, dès qu’ils s’étaient concertés sur l’étoile jaune, à Paris, peu avant le printemps 1942. “L’introduction de l’insigne distinctif des Juifs dans les territoires occupés de l’Ouest est“, avaient-ils insisté, “une étape dans la solution de la question juive européenne[26]. Elle précédait cette “déportation totale des Juifs” dont la préparation minutieuse avait été, dès leur entrée en fonction, la “grande tâche” des chargés des affaires juives à l’Ouest “ainsi que dans les autres territoires occupés de l'Europe[27]. Ces spécialistes de l’action antijuive détachés de la Sécurité du Reich se sont préparés pour ce “temps utile" où il leur faudra prouver leur capacité d’“agir [...] avec une efficacité à 100%[28]. Ils savent désormais qu’il ne s’agit plus, comme au début de 1941 encore, d’une déportation dans un territoire à coloniser sous le contrôle de la police SS. La solution n’est plus ‘territoriale’, voire ‘insulaire’. Comme l’expose en mai 1942 l’officier SS en poste à Paris, cette déportation s’inscrit dorénavant dans “une solution finale de la question juive ayant pour but l'extermination totale de l'adversaire[29].

Le plan nazi a basculé dans le génocide des Juifs d’Europe, à l’automne 1941. La déportation des Juifs du Grand Reich allemand vers l’Est marqua le tournant fatal, dès la mi-octobre. Cette “évacuation” les livrait aux tueurs des Groupes d’action de la SS et de la police dans les territoires soviétiques occupés, à ceux du Groupe A en opération dans les pays baltes. Avec l’enlisement de la guerre-éclair contre l’U.R.S.S. “judéo-bolchevique”, les tueurs SS s’appliquaient depuis la fin de l’été à fusiller “les Juifs avec toutes leurs familles[30]. Dix jours après la chute du réduit de Kiev et la prise de la ville - l’une des batailles la plus longue de la campagne de Russie -, ceux du Groupe C massacrèrent, en deux jours, les 29 et 30 septembre 1941, pas moins de 33.771 Juifs.

La plus grande ville ‘juive’ de Belgique n’en comptait pas autant. Lirent-ils l’écho du massacre du ravin de Babi Yar? En février 1942, Le Drapeau Rouge communiste publiait des révélations sur “les atrocités nazies dans les régions soviétiques occupées[31]. On y signalait “à Kiev, un pogrome organisé par les nazis [qui] a fait 52.000 victimes”. “Les Juifs“, y lit-on, “amenés devant une tranchée ouverte furent massacrées à la mitraillette. Après avoir recouvert les corps de ces victimes d’une couche de terre, on y mit une seconde rangée de malheureux qui subirent le même sort”. D’autres échos du génocide perpétré à l’Est parvinrent encore à l’Ouest avant les déportations de l’été 1942. Le lendemain de l’ordonnance du 1er juin, la B.B .C. de Londres faisait connaître “les déclarations” du gouvernement polonais en exil. Le “Bulletin intérieur du Front de l’Indépendance” - diffusé seulement parmi ses cadres - dira, quatre mois après, qu’elles étaient “bouleversantes”. Une feuille clandestine qui les avait aussi entendues, en retint “le lâche assassinat de 700.000 Juifs en Pologne”. “Par groupes entiers, ils sont supprimés par le gaz, d'autres sont abattus à la mitraillette“, expliquait De Vrije Schutter[32].

Ce ‘Franc-Tireur’ porte bien son titre dans la presse clandestine. Sur les centaines d’autres organes illégaux publiés alors, il fut le seul à propager l’information génocidaire. L’odieuse étoile jaune faisait bien plus de bruit. Comme l’expliqua Le Peuple socialiste, “on avait bien appris que les Juifs, les Polonais et les Russes étaient l’objet des pires sévices. mais cela se passait à mille kilomètres et davantage[33].

Les Juifs de Belgique n’en étaient pas si éloignés. La ronde infernale des trains de la “solution finale” n’allait pas tarder à les y conduire. C’est six semaines après avoir été obligés de porter l’étoile jaune que ceux du Grand Reich allemand commencèrent à y être “évacués”. C’est aussi très exactement six semaines après l’ordonnance du 1er juin 1942 que les trains, transportant les Juifs de l’Ouest, se mirent en route vers Auschwitz. L’étoile d'infamie était plus odieuse encore que ne l’imaginait la Belgique occupée et indignée.


* Publié dans  F. BALACE (dir.), Jours de guerre, Jours de doute, 10, Crédit Communal, Bruxelles, 1994, pp. 72-81.

[1]. Chef de l’administration militaire . Vue d’ensemble pour la période du 1er décembre 1941-15 mars 1942, 16 mars 1942.
[2]. MSP Marburg Film XIV Administration militaire Groupe VII Prévoyance sociale. Projet, 30 septembre 1941
[3]. GRMA T 501/105. Rapport d'activité n° 20 pour la période du 15 mars au 1er juin 1942, signé: le chef de l'Ad­minis­tra­tion militaire, Bruxelles, le 15 juin 1942, p. A 50.
[4]. Chef de l’administration militaire . Vue d’ensemble pour la période du 1er décembre 1941-15 mars 1942, 16 mars 1942.
[5]. P. DELANDSHEERE & A. OOMS, “La Belgique  sous la botte nazie”, Bruxelles, s.d., t. II, p. 283.
[6].  J.D., “Les étoiles jaunes”, in Le Pays Réel, 23 juin 1942.
[7]. “L’étoile de David”, in La Légion noire, juillet 1942.
[8]. “Saluez les Juifs”, in  La libre Belgique  ressuscitée en 1940, juillet 1942.
[9]. “De nouvelles mesures contre les Juifs. Une ignominie monstrueuse. L'Étoile”, in L’Indépendance, juin 1942.
[10]. ‘A la place de viande, nouvelles lois antijuives’, in De Roode Vaan, juin 1942.
[11]. “Une nouvelle expression de la culture des nazis, l’étoile juive”, in België Vrij, juillet 1942.
[12]. G. H. LUCHIES, “La Belgique  au temps de l’occupation 1940- 1945 , Bruxelles, 1972, p. 81.
[13]. Voir P. DELANDSHEERE & A. OOMS, “La Belgique  sous la botte nazie”, Bruxelles, s.d., t. II, p. 283.
[14]. S. VANDEN BERG, “journal de guerre”, p.38.
[15]. “La question juive”, in Churchill-Gazette, juin 1942.
[16]. “Saluez les Juifs”, in  La libre Belgique  ressuscitée en 1940, juillet 1942.
[17].  encadré, in La Libre-Belgique -Peter Pan, août 1942.
[18]. “Étoile jaune. Signal de terreur, de déportation et de mort”, in Vers l’Avenir, [juillet 1942].
[19]. “Les nazis s’acharnent sur le clergé et les Juifs. Mais la colère du peuple balayera l’oppresseur’, in Libération, juillet 1942.
[20]. “Solidarité avec les Juifs”, in De Roode Vaan, août 1942.
[21].  “Les étudiants étoilés”, in L’Ami du Peuple, 4 juillet 1942.
[22]. GRMA T 501/104 “Rapport annuel de l'administration militaire  pour la première année d'action, le 15 juillet 1941” , p. A 62.
[23].  “Les étudiants étoilés”, in L’Ami du Peuple, 4 juillet 1942.
[24]. Lettre de J. Coelst, président de la conférence des bourgmestres de Bruxelles au docteur Gentzke, haut conseiller militaire d’administration, Bruxelles, le 5 juin 1942, in B. GARFINKELS, Les Belges face à la per­sécution raciale 194O-l944, Bruxelles, 1965, p. 58
[25]. GRMA T 501/105. Rapport d'activité n° 20 pour la période du 15 mars au 1er juin 1942, signé: le chef de l'Ad­minis­tra­tion militaire, Bruxelles, le 15 juin 1942, p. A 50.
[26]. “IV J, Paris , le 15 mars 1942, concerne: signe distinctif des Juifs,  signé: lieutenant SS  Asche , capitaine SS Dannecker”.
[27]. CDJC V Mémoire de Dannecker sur la création d'un Office central juif, 21 janvier 1941. dans J. BILLIG, Le Commissariat Général aux Questions Juives 1941-1944, Paris , 1957, t I, pp. 46-47
[28]. CDJC XXVI-1. /Doc. Nur. RF 1207, “La question juive en France  et son traitement, Paris , le 1er juillet 1941, signé: lieutenant SS  Dannecker” cité d'après H. MONNERAY, La persécution des Juifs en France et dans les autres pays de l'Ouest, CDJC, Paris, 1947, p. 84-116.
[29] Doc CDJC XXV b-20, “IV J. Paris
, le 13 mai l942, concerne: affectation du matériel ferroviaire pour les transports de Juifs, signé: Dannecker, capitaine SS ”, in M. STEINBERG, Les yeux du témoin ou le regard du borgne, L'histoire face au révisionnisme , Ed. Le Cerf, Paris, 1990, p. 204.
[30]. Doc. NO 3157, “Le chef de la police de sécurité et du S.D., Berlin  le 3 novembre 1941, compte rendu n°128 des événements survenus en U.R.S.S., in H. MONNERAY, La persécution des Juifs dans les pays de l'Est , Paris , 1949, p. 302
[31]. ‘Les atrocités nazies dans les régions soviétiques occupées’, in Le Drapeau Rouge, n° 3, février 1941.
[32]. De Vrije Schutter, août 1942
[33]. ‘La persécution des Juifs’, in Le Peuple, juillet-août 1942.