9. Malines, antichambre de la mort

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Les clandestins se trompent quand ils désignent Malines comme “l'enfer des Juifs”"[1]* . En Belgique occupée, l'enfer est au fort de Breendonck. Lorsque les SS y ont tué un Juif, ses compagnons doivent défiler devant le cadavre et entonner le chant funèbre du camp: "Nous n'oublierons jamais Breendonck, le paradis des Juifs"[2]. Les brutalités et les sévices que les SS commettent à la caserne Général Dossin de St. Georges sont sans commune mesure avec le sadisme des tortionnaires de Breendonck. A Malines, ils s'inscrivent dans les "étapes intermédiaires" de la "solution finale": calculés, ils préparent les déportés raciaux à subir passivement leur sort. La "solution finale" passe par Malines, mais ne s'y accomplit pas. Le camp de rassemblement juif est l'antichambre de la mort, un camp de condamnés à mort dont l'exécution, décidée à Berlin est préparée dans le territoire occupé, s'opère à Auschwitz. Douze cents kilomètres séparent Malines du lieu où la solution finale s'accomplit. Le voyage dure deux ou trois jours. Affamés et assoiffés, entassés comme un bétail voué à l'abattoir, les déportés sombrent dans un autre monde. Auschwitz est l’enfer, écrit, dans son journal, le témoin SS des exterminations des Juifs de l'Ouest[3] . L’enfer" est pour les “gens de l'extérieur”, les déportés qui, sortis des convois de la solution finale, ne seront pas acceptés dans le camp de concentration. Dès leur descente du train, les SS sélectionnent ceux qui, au sens propre du terme, “disparaît(ront) de la terre[4]. La formule sinistre définit le génocide dans le discours himmlérien. Ces déportés de Malines n'ont fait ce ‘voyage’ vers l'Est, qu'en raison de la “grave décision” dont parle le chef des SS dans ses confidences sur l'extermination des Juifs. Himmler évoque précisément cette “grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre” à propos de l'ordre de ne pas “laisser grandir les enfants”. Les convois de Malines en sont pleins. Un déporté sur cinq n'a pas 16 ans. Il y a même des enfants de moins de 2 ans. Le plus jeune, parti par le XXe convoi, n'a pas quarante jours d'âge[5].

Sur les 24.906 Juifs de la solution finale acheminés de Belgique, 4.918 sont des enfants dont 145 n'ont pas 2 ans. A l'autre extrême des âges de la déportation juive, les convois de Malines amènent à Auschwitz 37 vieillards nés en 1850. C 'est toute une population qui est évacuée. La sélection à l'arrivée écarte les deux tiers, très exactement 63,7 % des déportés. Convoi après convoi, un total de 15.621 voyageurs de Malines passent sans transition du train de la déportation aux chambres à gaz du centre d'extermination dissimulé dans le camp d'Auschwitz-Birkenau. Pour paraphraser l'euphémisme cynique du lieutenant d'Himmler, les 15.621 Juifs de Belgique assassinés aussitôt arrivés à destination, disparaissent de la terre, au bout de leur “voyage[6]. La sélection à l'arrivée a interrompu celui des autres déportés de Malines, le tiers restant. Comme l'écrit avec cynisme le lieutenant de Himmler chargé des camps de concentration, les SS leur ont fait “interrompre leur voyage et travailler à l'industrie de guerre”, dans le combinat d'Auschwitz. Cette sélection pratiquée uniquement à l'arrivée des convois juifs retient au total 9.636 déportés de Malines dont l'apparence physique laisse penser qu'ils sont aptes à affronter un travail de forçat concentrationnaire[7]. 1.380 d'entre eux, les hommes âgés de 15 à 50 ans, sont descendus à la halte de Kozel, à 140 km . d'Auschwitz, où 6 des 27 convois se sont arrêtés pour fournir en main d'oeuvre les commandos de travail de Haute Silésie. Écartés de la solution finale, tous ces Juifs du travail sont repris dans l'effectif concentrationnaire. Immatriculés et intégrés dans la main d'oeuvre captive d'Auschwitz, les rescapés de la sélection génocidaire sont soumis à l’“extermination par le travail”, appliquée à tous les détenus - juifs ou non - des camps[8]. Cette “extermination” n'a toutefois pas, pour meurtrière qu'elle soit, la radicalité du génocide. C’est précisément parce qu'elle laisse aux concentrationnaires juifs de Belgique une possibilité de survivre qu'il y a eu des rescapés des déportations juives. La proportion des survivants de cette mise au travail des Juifs à l'Est est pourtant des plus médiocres dans les déportations de Belgique vers les camps de concentration[9] (9). Dans le cas des concentrationnaires juifs, le taux de mortalité atteint 84%.

 A peine un sur sept ou sur huit à survécu, 1.194 sur les 9.636 déportés juifs internés à Auschwitz et dans ses dépendances. La mort concentrationnaire a fait d'autant plus de ravages dans leurs rangs que 65 % d'entre eux - 6.289 - ont été mis au travail en Haute Silésie pendant la grande vague des déportations de 1942. De cette première année de 1’arbeitsensatz" (la mise au travail), à peine 255 déportés - 4 % - étaient encore en vie à la fin de la guerre. Les prestataires de travail que les convois de la solution finale ont livrés en 1943 et, davantage, ceux de 1944 ont été, si l'on ose dire, moins vulnérables. Leur taux de survie passe à 28,4 % : 950 sur 3.342. La durée de leur captivité, la présence d'un centre d'extermination où les forçats épuisés et rendus inaptes au travail sont à leur tour assassinés, enfin, les "marches de la mort" lors de l'évacuation d'Auschwitz vers les camps de l'intérieur expliquent cette surmortalité concentrationnaire des Juifs écartés de la solution finale en raison des impératifs économiques de la guerre totale.

 Antichambre de la mort et plaque tournante de la "solution finale", Malines remplit son rôle dans l'extermination des Juifs. Les conditions d'internement et le comportement des SS préparent les déportés à se soumettre à l'inévitable. La résistance physique et morale des futures victimes est brisée de toutes les manières possibles, dans les limites fixées par la "solution finale". Les instructions des autorités nazies relatives au traitement des Juifs à Malines n'ont pas été retrouvées, mais un télégramme daté du 29 avril 1943 révèle leur souci de mettre les déportés en condition. Le chef de la police SS en Belgique reçoit ce télégramme envoyé par l'Office central de la sécurité du Reich. Après l'arrivée à Auschwitz du XXe convoi, le major Rolf Guenther, adjoint d’Adolf Eichmann, signale que “le camp d'Auschwitz demande, à nouveau, pour des raisons évidentes, de ne faire en aucune façon aux Juifs évacués des allusions inquiétantes concernant l'endroit où ils vont ou la façon dont ils seront traités”. On souhaite que “durant leur transport on ne leur fasse d'allusion pouvant provoquer leur résistance, par exemple par des soupçons concernant ‘la façon dont ils seront logés’’[10]. A mots couverts que seuls les initiés nazis du sens véritable de la "solution finale" comprennent, ce rappel à l'ordre situe la grande préoccupation des responsables de son exécution pratique: éviter toute résistance des déportés au seuil des ’douches de désinfection’.

 Tout le système policier nazi s'emploie a réduire la résistance que ses victimes pourraient éventuellement opposer. Dans l'attente de leur évacuation, les détenus du camp de rassemblement sont amenés à cette passivité résignée. Un témoin observe dans le journal clandestin Le Flambeau (en janvier 1944), que “sitôt le porche franchi, la grande cour offre un spectacle auquel tout autre qu'un hitlérien ne peut assister sans un serrement de coeur; des hommes, des femmes de tous âges, des petits enfants sont là qui circulent tels des automates hébétés, découragés, attendant le triste sort qui leur est réservé. Ils savent aussi qu'aucun secours ne peut leur venir de l'extérieur[11]. Le journal Libération évoque, en juin 1943, “ces êtres pitoyables qui jettent sur leurs bourreaux un regard de bête traquée[12].

 Cette mise en condition est entamée dès l'arrestation[13] et prend forme à l'arrivée des prisonniers au camp de Malines. Le camion ou la voiture pénètre dans la cour intérieure de la caserne. “Seuls s'y trouvaient”, relate Joseph Hakker, un évadé d'un convoi, dans le clandestin Le Coq victorieux de juillet 1943, “quelques juifs chargés de la direction parce qu'ils avaient épousés des chrétiennes, puis une dizaine de porteurs, un gros sous-lieutenant SS[14], un sous-officier et quelques soldats de garde[15].

Dans la cours de la caserne, les nouveaux arrivants sont placés en rang selon leur catégorie. Elles sont au nombre de six, désignées par la lettre T, B, E, Z, W ou S. La lettre T la plus fréquente est attribuée aux ‘transportables’ à inscrire sur la liste du convoi en préparation. Les B sont les ressortissants belges préservés de la déportation jusqu'au 30 juin 1943. Les E sont les cas douteux requérant une décision quant à leur sort définitif, par exemple dans le cas de "mariage mixte" ou de demi-juif. Les Z désignent les ressortissants des pays amis de l'Allemagne nazie ou neutres. Leur destination n'est pas un camp de concentration où se pratique à l'arrivée la sélection des inaptes au travail en vue de leur mise à mort immédiate. Ces Juifs bénéficiant d'une protection diplomatique sont déportés, les hommes vers Buchenwald, les femmes et les enfants vers Ravensbrück, ou encore vers Vittel. La lettre Z sera aussi attribuée aux Tziganes, mais ceux-ci n'étant pas déportés en raison d'une décision génocidaire, prennent le chemin d'Auschwitz où, sans sélection, tous, y compris les enfants en bas âge, sont immatriculés et internés dans le camp des familles. Les W sont les ‘travailleurs’ retenus pour les ateliers de Malines.

 Enfin, les S sont les “cas spéciaux”, les "Sonderfalle" souvent confondus avec les "-“Schutzhaft”, les “détenus de protection”. Les prisonniers politiques juifs appartiennent à cette catégorie. Ils arrivent à Malines par convoi spécial, quand la Section IV A de la Gestapo estime que ces résistants juifs ne peuvent plus servir à la répression[16] (16).

 Le cas est rare. Le sort des "Juifs politiques" est paradoxal dans le nazisme génocidaire. Ces Juifs les plus ‘dangereux’, les résistants et parmi eux, les “terroristes”, les combattants armés, ne relèvent pas de la solution finale quand ils sont arrêtés comme "politiques". Pour autant qu'ils ne sont pas fusillés comme “otages terroristes" ou en exécution d'une condamnation, la logique de la répression nazie les préserve d'une mort immédiate. Transférés des lieux d'enfermement ‘belges’ dans les camps de concentration, ils n'empruntent pas les convois de Malines. Ces "Juifs politiques" parmi les "Sonderfâlle" du camp de rassemblement sont encore plus exceptionnels que ces "cas spéciaux" rares parmi la population internée à la caserne Dossin.

 Répartis selon ces catégories dont ils ignorent le destin, les détenus passent par le service de l'adjudant-major SS Max Boden. “Saxon rusé, retors (... ), c'était (... ) une personnage vulgaire et hypocrite, tenant des propos obscènes et orduriers”, note l'ancien détenu Lucien Hirsch dans un rapport clandestin qu'il rédige pour servir après la guerre à la justice belge[17]. Un civil allemand, Éric Krull assiste le sous-officier SS. Il représente la Société fiduciaire Bruxelloise créée par l'autorité militaire pour gérer les "biens juifs". Le fameux Krull... Sa réputation est connue en dehors de la caserne. “Dr. Krull! votre nom restera gravé dans notre mémoire”, avertit Le Flambeau, en janvier 1944[18]. Bien qu'il n'eût rien à voir avec la vie intérieure, “il se permettait de sinistres et sadiques plaisanteries qui faisaient la joie de ses acolytes. Malheur au vieillard ou à la femme qui ne saluait pas à son passage dans la cour. Les coups de poing dans la figure et les coups de pied pleuvaient. Il ne s'attaquait que rarement aux jeunes hommes”, écrit Lucien Hirsch.

 Ces deux nazis opèrent à la “réception” ou bureau d’“accueil”. Dans son témoignage, Joseph Hakker ironise sur le nom allemand de ce service: aufnahme. “On aurait dû plus justement le dénommer "ohnahme" (dépouillement), car je n'ai jamais vu de pillage comparable à celui qui' se passe là-bas”. Dans la "solution finale", ce service est une étape essentielle: non seulement, l'antisémitisme nazi dépouille le Juif de ses biens et révèle ses préoccupations économiques, mais encore il dépouille le futur déporté de sa personne. Le détenu passe devant les tables. Ses papiers d'identité sont confisqués. Il est inscrit sur la liste du prochain transport et reçoit un carton avec son numéro d'ordre dans le convoi. “Une voix crie qu'on doit mettre dans un chapeau tout ce qu'on a sur soi et qu'on ne peut rien conserver”, se souvient Joseph Hakker. Le SS Max Boden “fait l'examen de tout ce que chacun a rassemblé. Les anneaux d'or et les diamants sont ramassés dans un seau; les stylos dans une corbeille, les portefeuilles et les sacs à main en cuir sont enlevés. Pelisses, manteaux, argenterie, tout est emporté[19].

 Avant d'en terminer avec le pillage, les SS de Malines s'assurent que le détenu ne dissimule pas quelque valeur, pierre précieuse ou argent. La fouille corporelle complète l'opération. Dès cet instant, le détenu, homme ou femme, dépossédé de ses objets personnels, comme de son identité, comprend qu'il perd sa dignité personnelle. “La fouille était agrémentée d'humiliation, d'injures, de gifles, de coups de cravache, d'eau de Cologne dans les yeux (spécialité du Dr. Krull”, écrit Lucien Hirsch. “Quand une personne avait camouflé une bague ou un bijou ou de l'argent dans une couture ou un pli de vêtement et que le "larcin" était découvert, on emmenait le prisonnier, on le déshabillait complètement et on le battait à sang. Les hurlements retentissaient dans la cour[20]. Éric Krull, révèle le journal Flambeau, “assistait en personne à cette fouille pour mieux s'approprier le butin, frappant à tort et à travers et obligeant les hommes et les femmes à se dévêtir entièrement afin qu'il pût plus aisément trouver l'or et les bijoux qui auraient pu être cachés en des endroits que la pudeur nous défend de nommer. Les femmes surtout l'intéressaient et il tenta même de violer publiquement une jeune fille[21]. Même les autorités SS finissent par s'inquiéter de ces outrages à la pudeur: en avril 1944, le commandant du camp, l'adjudant-major SS Gerhard Frank, remplaçant Philipp Schmitt depuis un an, désigne une internée juive, J.Z., pour procéder à la fouille des femmes, mais toujours en présence des SS.

 Après cet "accueil" où l'interné prend la mesure du traitement qui l'attend pendant son séjour, une chambrée lui est assignée selon sa catégorie. Les Belges et les "mixtes" non "transportables" logent au troisième étage, dans les greniers délabrés et humides. Ces privilégiés aménagent un certain confort en ce sens qu'ils dorment sur des lits avec matelas de paille. Ils réussissent aussi à récupérer un peu de charbon[22]. Les "transportables" sont dans des salles non chauffées: Philippe Schmitt aurait fait enlever les poêles. Ils y sont entassés selon les périodes, à 80 ou 130. Hommes, femmes, petits enfants et vieillards “se mêlent en une atroce promiscuité”, écrit le clandestin Libération[23]. Au début des déportations, quand les convois quittent Malines au rythme de 5 ou 6 par mois, ils y restent peu de temps: trois, sept ou quinze jours. Les nouveaux arrivants trouvent la litière de paille laissée par les partants. Jetée à même le sol, la paille ne tarde pas à pourrir, avant la fin de l'automne 1942, la vermine et les poux pullulent. Nombre d'internés attrapent la gale et des cas de typhus se déclarent.

Comme les conditions de logement, le régime alimentaire mine la résistance physique et morale des détenus. L'administration du camp retient certes une somme de 1.500 F . par interné sur l'argent qu'Éric Krull confisque. Mais cette pension ne suffit pas à nourrir l'interné dans les conditions de Malines, bien qu'elle permette à un homme "libre" de subsister pendant un mois dans les conditions de l'occupation. A Malines, la ration journalière est d'un quart de pain (225 grammes). “Pendant des mois” se souvient Joseph Hakker, “nous n'avons pas vu une fois, mais pas une seule fois, un petit morceau de viande. Jamais de pommes de terre, jamais de légumes. Les légumes et les pommes de terre sont dans la soupe, nous disait-on. La soupe généralement au chou rouge ou blanc est fort aqueuse[24]. “Une louche de soupe aquatique”, précise Lucien Hirsch, “dans laquelle surnageaient quelques pommes de terre et des légumes[25]. Elle est servie à midi. Le soir, les détenus reçoivent “une cuiller à café de sucre et de confiture, avec du café”. “Un breuvage noir nommé café”, dit Lucien Hirsch. Deux fois par semaine, la nourriture paraît plus consistante: une seconde soupe est servie le soir, mais ce jour-là, la ration de pain est réduite à 1/8ème.

 Ce régime alimentaire est inférieur au minimum métabolique. Il correspond à celui de Breendonck où les détenus, soumis au travail forcé, souffrent atrocement de la faim et meurent d'épuisement. A Malines, où les internés restent peu de temps, quelque soixante personnes meurent, principalement des vieillards. Les SS, responsables de l'acheminement des Juifs à Auschwitz, sont conscients de cette insuffisance alimentaire. Le commandant Schmitt désigne un interné, David Gottesman, son homme de confiance pour pourvoir aux besoins des détenus en prenant contact avec l'extérieur. La "section juive" de la Police SS estime, du moins l'affirme-t-elle, que la mission essentielle de l'A.J.B. est d'apporter les colis dont les détenus font la demande. Livrés à Malines par les soins de l'institution juive, les colis passent au contrôle des SS assistés d'employées juives. A l'occasion, les nazis y prélèvent ce qui leur convient.

 Mal logés, mal nourris, les détenus souffrent davantage de l'inaction. Jusqu'à leur départ pour Auschwitz, ils restent confinés dans les salles encombrées. “Des 24 heures que compte une journée”, se plaint Joseph Hakker, “nous sommes contraints d'en passer 22 dans la chambre[26]. “Et puis, plus rien”, note Lucien Hirsch, après avoir décrit les tâches réglementaires. “Les internés vivaient dans l'attente d'événements, attendaient leur départ vers l'Est et envisageaient les diverses éventualités selon l'humeur et le degré d'ivresse de nos geôliers[27].. Seul un horaire immuable interrompt la monotonie de l’“atroce promiscuité" qui règne dans les chambrées”.

 A six heures, le lever au cri de Aufstehen! (debout). “On ne fait aucune distinction entre jeunes et vieux, hommes et femmes. Même les petits enfants doivent se lever. Une odeur pestilentielle règne dans la chambrée”. Aussitôt, “c'est la course et la ruée pour arriver à la toilette[28]. Il y a un lavabo pour les hommes et un autre pour les femmes. Et, les SS, tatillons, surveillent la "propreté" des internés. Max Boden prête une attention particulière aux pieds, plus précisément à la plante des pieds[29]. De préférence, il exerce son contrôle la nuit, à l'improviste. Gare au Juif pris en défaut. Fin mars 1943, le pauvre Bernard Vander Ham l'apprend à ses dépens. Belge d'origine néerlandaise, ce représentant en outillage mécanique est détenu depuis octobre 1942 au moins. Mixte par son mariage, il vivait séparé de son épouse. Sans enfants, sans amis, le quinquagénaire a sombré dans la désespérance. Peu soigneux de sa personne, il est la victime de prédilection, le souffre-douleur dont s'amuse le SS. Malheur à lui, ses pieds sont sales. Max Boden le traîne dans la cour, nus pieds et à peine vêtu dans cette nuit glaciale. Battu, le malheureux qui hurle est encore aspergé d'eau. N'a-t-il pas les pieds sales? Épuisé par ce "traitement", la victime regagne sa litière. Elle ne se relèvera plus. Daté du 5 avril 1943, l 'acte de décès - ou ce qui en tient lieu - porte que Bernard Vander Ham est mort d’“insuffisance cardiaque”.

 Pas plus que les lavabos, les toilettes ne sont en nombre suffisant pour la masse des détenus. Il y a une dizaine de W-C. et d'urinoirs toujours encombrés. Une dizaine également pour les femmes qui doivent passer par les urinoirs des hommes.

 Les internés sont tenus d'être prêts pour sept heures. C'est l'heure du déjeuner. Le chef de chambrée distribue les rations que la corvée a apportée. A huit heures, les hommes se rendent à l'appel dans la cour, tandis que les femmes sont de corvée dans la salle. Le chef juif du camp présente alors la troupe rangée au SS de service. Les hommes âgés de plus de soixante ans sortent des rangs; ils tourneront autour de la cour pendant que le chef juif commande la gymnastique matinale. Il y aura un second appel l'après-midi, à deux heures trente. C'est après seulement que les détenus, hommes, femmes et enfants pourront se détendre dans la cour. L'heure du coucher est laissée à la discrétion du SS de service; elle varie de dix-neuf heures à vingt-et-une heures trente.

L'humeur des SS du camp se ressent de cette monotonie qu'ils imposent aux internés. Dans l'attente du départ d'un convoi, le geôlier SS s'emploie à briser la grisaille quotidienne aux dépens des internés. Le moindre prétexte sert à humilier et à terroriser le bétail humain mis à sa disposition et à se divertir de son humiliation et de sa terreur. “Parfois, sans aucune raison apparente”, rapporte Lucien Hirsch, “un SS flamand appelait les hommes, jeunes et vieux et leur ordonnait une gymnastique punitive... Flexion des genoux et rester fléchis. Couchés par terre dans la boue et flexion des bras. Les hommes recevaient des coups de matraque si cela n'allait pas assez vite à son gré. Puis courir les bras levés ou les genoux fléchis plusieurs fois autour de la cour. Cela s'appelait "sport". Le commandant Schmitt assiste parfois “à ces amusements et tire des coups de revolver en l'air pour augmenter la panique chez les internés”. Selon son caprice, il lâche son chien. Lump “se jette sur eux et les mord ( ... ) sauvagement[30]. Dans ces divertissements cruels, les religieux orthodoxes sont une cible de choix, avec leur barbe et leurs papillotes, signes visibles de l'intensité de leurs croyances et de leur attachement profond aux traditions hébraïques. Peu avant le départ du VIIIe convoi, les SS montent dans la cour de la caserne un spectacle grotesque et odieux dont ces Juifs orientaux sont les acteurs malheureux. Vers 20 heures, ils rassemblent quelques vieillards arrêtés à Anvers. Ils leur rasent la moitié de la barbe. Les vêtements sont retournés. On corse la scène en maculant de boue les chapeaux qu'ils portent par tradition. Les SS amènent aussi des livres saints, des reliques sacrées. Ils y boutent le feu. Autour du bûcher, les vieillards ridiculisés entament une danse infernale. Les SS qui s'amusent follement couchent maintenant sur une table un rabbin de Bruxelles, Joseph Gelernter. Ses coreligionnaires exténués et humiliés au plus profond de leur être, entreprennent une ronde sans fin autour de la cour, portant la table où trône le rabbin et entonnant des cantiques[31]. Joseph Gelernter et ses compagnons bafoués et humiliés, seront exterminés à Auschwitz, à leur arrivée le 10 septembre 1942[32].


* Publié dans 1940-1944: les années ténèbres. Déportation et résistance des Juifs en Belgique,  Musée juif de Belgique, 1992

[1]
. "La caserne Dossin à Malines , enfer des Juifs", dans "Le Flambeau" n°5, janvier 1944.
[2] . Ministère de la Justice. Commission des Crimes de Guerre,  La persécution antisémitique en Belgique , Liège, 1947, p. 22.
[3] . Voir le journal de J. -P.  Kremer, médecin SS  d'Auschwitz , in M. STEINBERG, Les yeux du témoin et le regard du borgne, l'histoire face au révisionnisme , Édition Cerf, Paris , 1990.
[4] . Discours de Himmler à Posen, le 6 octobre 1943, in H. HIMMLER,        Discours secrets, Gallimard, Paris , 1978, pp. 167-169.
[5] . Suzanne Kaminski née le 11 mars 1943 et déportée le 19 avril 1943.
[6] .NI-15392 Pohl à Himmler, 16 septembre 1942, cité d'après R. HILBERG, La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, Paris , 988,  p. 795.
[7] . Des adolescents de mois de 16 ans ont pu ainsi échapper à l'extermination génocidaire.  Ils sont au nombre de 53 parmi les rescapés des déportations  juives.
[8] . Voir document Nuremberg  PS 654, "Mémorandum relatif à l'accord conclu entre Himmler et Thierack, le 18 septembre 1942", Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal Militaire International, 1947, t. 111, p. 471.
[9] . Les détenus belges de Dora-Mittelbau sont morts à raison de 56,8 % (1.241 décès sur 2.184) selon Ch.  SOMERHAUSEN, Les Belges déportés à Dora et dans ses kommandos, mémoire de licence ULB, p. 219.  Ceux de Neuengamme, à raison de 79,7 % (1.987 décès pour 2.491), selon V. MALBECQ, "Camp de concentration de Neuengamme.  Liste des détenus belges.  Mise sur ordinateur', in Bulletin n° 20, CREHSGM, Bruxelles, 1990, p. 50.
[10] . Le commandant de la police de sécurité et du service de sûreté dans le territoire du commandant militaire en France . "Information - Communication".  Copie du télégramme du Major SS  Gunther, Berlin , 29 avril 1943, adressé, notamment, au Délégué du Chef de la Police de Sécurité  et du Service de Sûreté dans le territoire du Commandant Militaire pour la Belgique  et le Nord de la France , E. Ehlers, Bruxelles. Voir le texte in M. STEINBERG, Les yeux du témoin et le regard du borgne, l'histoire face au révisionnisme , Édition Cerf, Paris , 1990.
[11] . A l'époque où l'article a été écrit, Léopold Flam s'occupe activement de la rédaction et de l'impression du journal clandestin. Interné à Malines , le 13 mai 1943, il est libéré vers octobre 1943. Voir son dossier Ministère de la Santé Publique. Léopold Flam, né le 14 mars 1912.
[12] . "Retour au Moyen Âge. L'enfer des prisons et des Camps", dans Libération, organe du Front de l'Indépendance du Brabant, n° 12, juin 1943, p. 3.
[13] . "Récit d'un évadé" (Récit anonyme de Léon Kutnovski) dans Notre Voix, (Journal des Jeunesses Combattantes de Schaerbeek), non daté, mais paru vers juillet 1943, p. 2.
[14] . Joseph Hakker désigne ici le sous-lieutenant SS  Meinshausen.
[15] . "La mystérieuse caserne Dossin à Malines . Camp de déportation des Juifs" dans Le Coq Victorieux, n°76, juillet-août 1943. L 'auteur, anonyme à cette époque, a publié ses articles de la clandestinité dans J. HAKKER. La Mystérieuse caserne Dossin à Malines. Le camp de déportation des juifs. Éditions Ontwikkeling, Anvers , (1944), 48 p. Sauf quelques modifications dans la présentation, le texte de la brochure reprend les articles publiés. (Nous citerons d'après la brochure). (Voir aussi Ministère de la Santé Publique. Dossier de Joseph Hakker, né le 28 mai 1887).
[16] . Ainsi le 14 septembre 1943, le commandant militaire de la prison de St. Gilles autorise, sur ordre de la Gestapo , le transfert à Malines  de trois militantes juives allemandes et autrichiennes de l'organisation antifasciste "Travail allemand". Voir Ministère de la Santé Publique , dossier de Marianne Bradt, née, le 20 novembre 1919, de Liselotte Sontag, née le 11 novembre 1923 et de Herta Ligetti, née le 11 novembre 1920.
[17] . Archives de l'auteur, Lucien Hirsch: "Notes sur la vie des internés israélites à la caserne Dossin de St. Georges à Malines " septembre 1942 à juin 1943, 11 pages, (ce rapport aurait été envoyé à Londres  au début de 1944, d'après son auteur).
[18] . Le Flambeau, article cité.
[19] . J. Hakker, p. 18.
[20] . L. Hirsch, p. 5.
[21] . J. Hakker, p. 18.
[22] . L. Hirsch, p. 4.
[23] . Libération,  juin 1943.
[24] . J. Hakker, p. 22.
[25] . L. Hirsch, p. 5.
[26] . J. Hakker, p. 21.
[27] . L. Hirsch, p. 5.
[28] . J. Hakker, p. 20.
[29] . J. Hakker, p. 33.
[30] . L. Hirsch, p. 9.
[31] . Archives de l'auteur. Témoignage de A. Bacman et de E. Istboutsky.
[32] . Ministère de la Santé Publique. Dossier de Joseph Gelernter, né le 17 octobre 1896.