10. Les juifs de 1940 à 1955 - Trois stratégies pour une tragedie

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10.1  Un non-évènement !
10.2  Un bilan tragique
10.3  Une politique de présence et de moindre mal
10.4  Le signe de Caïn”  
10.5  Une activité plus idéaliste”  
10.6  La politique de rupture
10.7  Le bras vengeur”  
10.8  La politique “sioniste
10.9  Le feu du combat, le feu de la vengeance”  

10.1 Un non-évènement* !

Dans l'histoire de la solution finale, du moins à l'Ouest de l'Europe, le cas “belge” est l'exemple peut-être le plus significatif de l'importance - en l'occurrence déterminante - du com­portement des Juifs face aux persécutions et aux déportations raciales. Si dans ce pays, près d’un Juif sur deux a disparu dans la solution finale, les deux tiers des vic­times ont été acheminés à Auschwitz en moins de cent jours pendant la grande vague des déportations de l'été à l'automne 1942. D'emblée, l'événement a alors atteint son paroxysme. Dès l'automne, la solution fi­nale s'enlisait. Dans ce pays, son histoire devenait l'histoire d'un non-évé­nement. A l'issue de l'occupation nazie, plus de la moi­tié des Juifs de Belgique lui auront échappé. En sor­tant de l'his­toire de la solution fi­nale, ces Juifs, pour la plupart insoumis, voire rebelles, firent l'histoire. Le moment crucial a été, à cet égard, leur attitude à la fin de l'été 1942. La mul­­tiplication des ar­restations domiciliaires, les razzias nocturnes dans les quar­tiers juifs d'Anvers et de Bruxelles avaient ins­tallé cette po­­pulation dans une situa­tion d'insécurité générali­sée. Cette agression brutale lui a im­posé de prendre position et d'adop­ter une atti­tude. Depuis deux ans, elle avait été l'objet d'une per­sécution sys­té­ma­tique qui por­tait certes atteinte à ses conditions matérielles d'exis­tence, mais qui, pour la plupart, ne les avait pas boulever­sées. Le “désenjuive­ment” de l'économie provoqua au printemps 1942 une brusque aggravation de leur situation, encore qu'elle n'affecta qu'un tiers de la population. Les con­vocations pour le “travail obliga­toire” dans le Nord de la France qui sui­virent au début de l'été, puis, dès la fin de juillet, celles pour la “mise au travail” à l'Est visaient aussi des Juifs individuellement et nom­mément: elles laissaient aux autres l'espoir d'y échapper. En revanche, les rafles aveugles de la fin de l'été ont mis fin à toute illusion: cette po­pulation a brutale­ment été con­frontée à une menace généra­lisée et anonyme de déportation n'épargnant personne. L'expérience drama­tique a déterminé le comportement de la plupart. Les Juifs de la so­lution finale ont dans leur masse soudain saisi qu'il ne leur restait, à terme, au­cune sé­curité en de­meurant à leur domicile dans la lé­galité. Le sta­tut des Juifs, mis en place depuis deux ans, leur est apparu pour ce qu'il était du point de vue poli­cier: le piège qui les lui livrait soumis, dociles, et résignés.

C'est alors qu'en masse, ils ont fait la rup­ture. “On n'en voit presque plus”, constatait dès le début de l'automne 1942 un observa­teur particuliè­rement attentif à repérer ces “you­pins[1]. L'organe de l'antisémitisme militant s'inquiétait de ce que seu­lement “un faible pourcen­tage” d'entre eux avaient été déportés. “Où sont les autres?”, in­terrogeait-il. Au même moment, le diplomate allemand à Bruxelles in­formait Berlin qu'ils “ont quitté leur maison et s'efforcent de trou­ver refuge au­près de Belges aryens”, que “ces tentatives sont ap­puyées par une large pa­rie de la population belge” et que “des dif­fi­cultés résul­tent du fait que beaucoup de Juifs sont en possession de faux papiers d'identité belge[2]. A l'analyse des arrestations, le chef de la police de sécurité se fondera, deux ans plus tard sur “le sé­jour illégal des Juifs” pour expliquer ses “difficul­tés”: elles “pro­viennent dans 80 % des cas de ce que les Juifs sont munis de faus­ses cartes d'identité[3].

Cette rupture avec toute légalité, y com­pris les lois bel­ges - il n'y a pas de moyen terme au principe d'illégalité - cons­titue le fait capital après les déportations de l'été 1942. Dès l'automne, l'événement juif de l'occupation nazie s'inverse et les services allemands en perdent la maîtrise. A la fin de l'année, le chef de l'administration mili­taire appré­ciant avec lucidité la situation doute du succès final et, réa­liste, aver­tit Berlin que “les Juifs qui se trouvent dans le pays se ca­chent de telle sorte que l'exécution planifiée de transport ultérieur s'avérera très dif­ficile[4]. L'événement confirme cette prévision pessimiste du pouvoir alle­mand en Belgique occupée. De l'été à l'au­tom­ne 1942, au temps de la soumis­sion de leurs victimes, les SS des affaires juives étaient parve­nus, à ras­sem­bler et à acheminer à Auschwitz près de 17.000 per­sonnes, hom­mes et femmes, enfants et vieillards. La traque des Juifs qui dé­bu­ta à l'automne, s'avéra une tout autre affaire juive. Jusqu'à leur re­trai­te, ses agents et leurs auxiliaires recrutés sur place et parfois dans le milieu pourchassé[5] ne réus­sirent pas à s'emparer de plus de 8.000 autres per­sonnes; et encore 15 % d'entre elles au moins - les Juifs belges raflés dans la nuit du 3 au 4 sep­tembre 1943 - étaient demeu­rés dans la légalité, pié­gés dans leur “protection” arrivée à échéance. En deux longues années de traque, la po­lice nazie n'a pu acheminer à Auschwitz qu'un contingent infé­rieur de moi­tié à celui qu'elle avait rassemblée, en trois mois au temps de la légalité de leurs victimes. Le passage massif dans la clandestinité à la fin de l'été 1942 a bel et bien brisé l'élan de la solu­tion finale dans ce pays.

10.2 Un bilan tragique

Il y a là, inscrit dans l'événement qu'il a constitué, un critère ob­jectif d'interprétation et d'analyse des compor­te­ments. Il fournit une grille de lecture qui restitue les actes et les attitudes sans verser dans une reconstruction té­léo­logique et anachronique[6]. La tragédie juive est, quant à elle, un concept historique dont l'ob­jec­ti­vité se constitue a pos­teriori, ou du moins, à l'issue de la guerre, avec le bilan de la déporta­tion ra­ciale et sa balance des morts et des vivants. Les 24.000 déportés qui n'ont pas survécu à l'arrivée à Auschwitz ou à la captivité dans les camps de la mort chiffrent ce génocide. Mais pendant son accom­plissement, l'extermination des déportés s'est faite dans la routine des convois arri­vant à destina­tion, les uns après les au­tres et, dans le cas belge, les derniers moins pourvus que les premiers. Le génocide a été un processus sé­riel passant par des dé­portations étalées dans le temps. Introduire cet es­pace-temps - le paramètre d'Auschwitz - dans la di­men­sion occi­dentale de la solution finale fausse sa com­pré­hension et en particulier celle des compor­tements juifs. La rumeur du gé­nocide en cours a certes aussi atteint la Belgique oc­cupée, mais, comme l'avouait à la fin de 1943 le Co­mité de Dé­fense des Juifs répercutant son écho, “personne ne saura répondre à cet­te question angoissante” du sort des déportés[7]. Elle n'a pas non plus déter­miné les comportements. Ce sont ces derniers au contraire, qui ont déter­miné la récepti­vité des contempo­rains de l'événement aux rumeurs de son ac­complissement loin­tain. A peine constitué après la grande rafle nocturne de Bruxelles au début de septembre 1942, le CDJ élaborant un plan de “mesures pratiques d'aide à la population juive” prenait appui sur les informations de la BBC captées trois mois plus tôt. “ La Gestapo ”, avertissait le Front de l'Indépendance diffusant le programme de défense juive, “s'apprête à dé­porter l'ensemble de la popu­lation juive. Des dizaines de milliers d'être humains sont exposés à une mort effrayante”. Et d'ajouter que “le temps presse” et qu'“il faut tout mettre en oeuvre pour les sauver[8]. A cette date, les SS des affaires juives avaient déjà réussi à déporter le tiers des Juifs du pays. L'urgence n'avait pas déterminé la mise en place de ce comité clandestin dès l'émis­sion de la BBC du 2 juin avant les premières déportations[9]. Événement en Belgique occupée, l'informa­tion sur le génocide ne s'inscrivait pas dans les événements qui s'y dérou­laient. Les bruits qui parvenaient de l'Est n'étaient pas comme la déportation qui y conduisait des faits incontour­nables.

 C'est précisément dans leur relation à l'événement juif de l'occupation nazie qu'il faut situer les stratégies des acteurs juifs de la solution finale. Leurs dirigeants - qu'ils leur aient été im­posés ou qu'ils se soient imposés - n'ont nullement éla­boré une poli­tique qui, s'adap­tant au com­por­te­ment des masses juives du pays selon leur évolution face aux événements, ait été la réponse juive à la solution finale. Chacun a pour­sui­vi sa propre politique. La persécution raciale, l'occupation et la guerre n'ont pas constitué une cé­sure. Ces cir­constances n'ont pas annulé les modèles sociopolitiques et culturels d'a­vant­-guer­re. Ils se sont adap­tés aux conditions nouvelles et à leurs contraintes, mais elles ne les ont pas dé­terminés. Les schémas de ré­ponse mis en place dès 1940 les ont repro­duits et, dans leur principe, ils n'ont précisément pas varié pen­dant les années les plus dra­ma­ti­ques de l'occupation. Il y eut ainsi jusqu'à la li­bération du ter­ritoire, trois stratégies juive pour une tragédie[10]. Elles ne se sont pas suc­cédé dans le temps, mais se sont côtoyées et mê­me oppo­sées. Chacune était structurée et dispo­sait d'ac­tivistes qui agi­rent dans et sur l'évé­ne­ment juif de l'oc­cupation.

10.3  Une politique de présence et de moindre mal

Les premiers concernés furent les no­tables. Dés 1940, les or­ga­nismes les plus essen­tiels à la re­présentation du ju­daïsme offi­ciel d'avant l'invasion se reconstituent. Ces no­tables des Communautés israé­lites, par­fois même des no­tables d'avant-guerre res­tés au pays, adop­tent d'initiative une politique de présence et de re­présentation des intérêts juifs auprès des au­torités, y compris l'occupant. La dé­signation d'un nouveau Grand Rab­bin en l'absence du titulaire de­meuré dans le Sud de La France consacre cette dé­marche des notables. Ils ont estimé, selon son témoignage d'après guerre, qu'”il est indis­pensable en ces temps dif­ficiles d'avoir un repré­sentant offi­ciel autour duquel la population juive peut se grou­per[11].

Dans cette fonction de représentation, ces no­tables forts de l'a­val de l'autorité morale juive, n'ont cependant qu'une représenta­ti­vité limi­tée. Ils se recrutent par cooptation dans les couches moyen­nes de la popu­lation, voire ses couches supérieures[12]. Ils n'en as­sument pas moins, à leur point de vue, la défense juive. Leur porte-parole le dira, en avril l942, à l'officier SS chargé des af­faires juives: il avait “à rem­plir avant tout le rô­le de défenseur des intérêts juifs (...) auprès des au­to­ri­tés” et, “à ce titre”, il sol­licitait de “faire valoir ses arguments[13]. Bon gré, mal gré, cet­te politique de pré­sence les avait conduits à siéger au printemps 1941 dans le comité de coordi­nation des com­mu­nautés israélites ins­tallé à l'i­nitiative de l'of­fi­cier SS[14]. Les auto­rités al­lemandes ta­blaient aussi pour promou­voir leur “projet d'as­so­ciation des Juifs”, sur la philan­thropie juive face à “la dé­tresse qui”, se­lon le con­seil­ler militaire le plus averti des affaires juives, “règne chez la plu­part des ou­vriers juifs[15]. Du point de vue policier, “cet état de chose de­vrait créer un terrain favorable en ce qui concerne l'idée d'une or­ganisation centrale juive[16]. Nommés d'office, les présidents des com­munau­tés is­raé­li­tes du pays consti­tuèrent en jan­vier 1942, sous la pré­­si­den­ce du Grand Rabbin et sur ordre de l'autorité d'oc­cu­pa­tion, le comité direc­teur de l'As­so­ci­ation des Juifs en Bel­gique (A.J.B.). Pla­cés à la tête de ce “ghetto moral”- le mot est de l'administration mi­li­taire[17], les no­tables juifs exécutent les ordres al­lemands et, quelles que soient leurs réti­cences, tous les ordres, y compris dans le rassemblement des dépor­tés pen­dant le dramatique été 1942.

10.4 Le signe de Caïn”

 Alors qu'ils n'ignorent pas qu'il s'agit d'un prétexte gros­sier à tout le moins ainsi que l'écrit l'un d'eux dans son jour­nal[18] pour “des déportations en masse des Juifs”, les directeurs de l'AJB ont accepté d'installer un service juif de la “mise au tra­vail” à la mi-juillet. Ses employés dis­tribuèrent les con­vocations allemandes. Le procédé n'a pas eu l'effet escompté: sur les 10.000 convo­qués, à peine 40% se sont présentés à Malines. Les no­tables n'en avaient pas moins invité les convoqués à se sou­mettre à l'or­dre. Ils avaient fait état des “assurances données par l'Autorité d'occupation” qu'”il s'agit effectivement d'une prestation de travail”. Et, usant de leur représentati­vité dans les communautés israé­lites, ils avertissaient les candidats à l'insoumission que “la non-ob­ser­vance de l'ordre de travail pour­rait en­traîner de fâ­cheuses consé­quen­ces, tant pour les membres de (leur) famille que pour la po­pulation jui­ve toute entière[19]. Dans la crainte des rafles aveugles, ces no­tables persua­dés d'agir dans l'intérêt de la popu­lation ne conçoi­vent pas d'autre al­ternative que cette soumission dont ils don­nent en vain l'ex­em­ple. L'appel des présidents du judaïsme officiel - le “signe de Caïn” comme le qualifia un organe clandestin de langue yiddish[20] - joint aux convocations indivi­duelles au début d'août 1942 parvenait à une popula­tion qui déjà refusait d'obtempérer à la réquisition pour le “travail”. Face aux déportations, les notables considéraient au contraire qu'ils étaient “impuis­sants contre ce malheur[21]. Ils intervenaient auprès des autorités belges “pour faire ces­ser cet état de chose” et se “démen(aient) pour empêcher ces dé­portations”. Dans leur fort intérieur, ils étaient “absolument certain(s) de n'avoir autre chose à se reprocher que celle d'avoir sauvé quelques personnes qui, de toute évi­dence, doivent être remplacés par d'autres”. Ils étaient plei­nement conscients que “les Allemands les prendront quand et comment ils voudront”. Ils eurent néanmoins un moment d'hésitation, après la grande rafle de Bruxelles et la mort du chef juif de la mise au travail qui sus­pendit “mo­mentanément” leur “liaison” avec le chargé des affaires juives. Ils cher­chèrent alors à savoir ... auprès de l'autorité militaire “si l'A.J.B. avait un rai­son d'exister[22]. La réponse décida le Grand Rabbin à démissionner de la présidence. Cette démission n'eut aucune portée. Le pré­sident de la Com ­munauté israélite de Bruxelles prit sa succession[23].

10.5 Une activité plus idéaliste”

En dépit de défections individuelles, les notables persistèrent à maintenir l'institution légale juive après les rafles tant re­doutées. Le pas­sage mas­sif des Juifs étrangers dans la clan­destinité ne les détour­na pas de cette poli­tique. Cette As­sociation des Juifs en Belgique où les ci­toyens belges sont sur­représentés dans la direc­tion et le personnel se maintien­dra tout autant après la rafle en septembre 1943 des Juifs belges et l'arres­ta­tion simultanée du comité local d'An­vers et de ses em­ployés. Depuis sa reprise en mains après ses ter­gi­ver­sations de l'automne 1942, l 'officier SS respon­sable lui avait assigné “sa mission principale d'assistance sociale sous tou­tes ses formes aux Juifs évacués” et lui re­prochant ses interventions auprès des autorités belges, il l'avait averti “d'envisager son activité sous un angle moins poli­ti­que, mais plus idéa­liste[24]! Cette fonction d'intendance - un service de colis - lui permet­tait, du point de vue de ses dirigeants, “de rendre moins pénible le sort des Juifs qui se trouvent internés à Ma­lines[25]. En dépit d'une bavure “po­li­cière” - une rafle le 20 janvier 1943 à Bru­xelles -, l'officier SS des af­faires juives veilla à ce qu'el­le de­meura, dans la capitale, un sanctuaire protégé. Il ga­ran­tissait que “les fonctionnaires ne pénétreront pas dans les locaux de l'AJB et de ses oeuvres, ni dans les synagogues”. Toutefois, le risque d'arrestation n'était pas pour autant le­vé. “Y restent exposées les per­sonnes se rendant ou revenant des locaux susmentionnés”, retinrent les délégués juifs”[26]. L'AJB n'en était pas moins satisfaite des “assu­rances données par l'autorité occupante qu'elle n'entraverait pas la bonne marche” de ses ac­tivités sociales et son comité local de Bru­xelles ne com­prenait pas que “les indigents ont quelque ap­pré­hension à se rendre chaque jour dans les locaux où se fait la distribution des repas[27]. Si, après la rafle, ils fu­rent moins nombreux - moins d'un millier - à rechercher son as­sis­tance maté­rielle, l'institution juive légale n'en continua pas moins, en dépit des arrestations, à offrir un point de fixation aux Juifs demeurés dans la légalité ou pratiquant une semi-clan­destinité.

La nouvelle poli­tique allemande des centres d'hébergement pour en­fants “abandonnés” ou personnes âgées, mise en place au printemps 1943, institua l'AJB au cen­tre d'un ghetto légal comprenant en 1944 quelque 4.000 per­son­nes dont environ 600 en­fants[28]. Ses directeurs nourrirent “certaines appréhensions” avec cette “réunion dans un même complexe de bâtiments d'enfants et de vieillards[29]. Mais ils acceptèrent de courir le risque. Ils dégagèrent toutefois leur res­pon­sabilité personnelle en faisant signer une décharge à leurs pension­naires pour ne pas “laisser aux pensionnaires l'impression qu'ils sont complètement en sécurité[30]. Louvoyant dans les écueils de la solution fi­nale, les notables juifs jou­aient le jeu. Parfois, ils se per­daient dans le chas­sé-croisé où ils croyai­ent manoeuvrer dans l'espace ténu de légalité que leur aménageait l'administration mi­litaire dans son souci de ménager les auto­rités belges. “On n'y comprend rien du tout”, avoue l'un des direc­teurs de l'AJB après que l'officier SS respon­sable, ins­pectant un nou­vel hospice de vieil­lards juifs, s'est préoc­cupé de leur con­fort[31]. “Nous, cela nous inté­res­se beaucoup”, confie le no­ta­ble juif s'abu­sant sur ses inten­tions réelles, “parce que c'est tou­jours du temps de ga­gner et cela est, pour le mo­ment, beaucoup plus important”. Dans ce pari sur la durée de la guerre, les autorités juives jouent les au­to­­rités belges contre l'occupant et face à lui, les mi­litaires contre les po­liciers pour sauver ce qui, à leur es­time, peut l'être. Les notables juifs de l'occupation persistèrent, jusqu'à ses der­niers jours, dans cette poli­tique du moindre mal dont ils exploi­taient les ressources, toutes étriquées qu'elles étaient. Ils ne firent, à leur tour leur plon­gée dans la clandes­tinité qu'à la me­nace de la der­nière rafle des juifs légaux, une semaine avant la Libération. Ils donnèrent ainsi, bien malgré eux, rai­son à ceux qui, dès les premières années de l'occupation, avaient préconisé une poli­tique de rupture.

10.6  La politique de rupture

 A l'opposé de la politique des no­tables, et le mot est aussi à prendre au sens phy­sique car la contradiction des attitudes a été jus­qu'au meurtre politique, les commu­nistes organi­sés dans la section de la Main d'Oeuvre Immigrée mobilisent leur mouvance dans les luttes de l'Oc­cu­pa­tion. Ils opèrent se­lon la straté­gie et les directives du parti bel­ge et sous son contrôle. Le PC a, prati­quement seul, dénoncé l'attaque antisémite dès les pre­mières ordon­nances, mais en l'im­putant à l'Ordre nou­veau[32]. Cette lutte contre “le fas­cisme” anti­sémite l'a aidé, au temps du pac­te de non-agression germano-soviétique, à né­go­cier le vi­ra­ge de la lutte contre l'Occupant. La dénonciation de l'Ordre nouveau et, au-delà, de tou­te forme de colla­boration, est néanmoins de­meu­rée au centre de la pratique commu­niste pendant toute l'occupation.

 Dès la création de l'AJB à la fin de 1941, les communistes juifs, adaptant cette stratégie au domaine juif, l'ont ac­cusée “de faire le jeu des na­zis” et se sont employés à démontrer que “l'association juive ne peut donc avoir la confiance de la population[33]. Selon ses propres termes, la M.O .I. “passant à une lutte plus poli­tique contre l'occupant et pour éclai­rer les masses sur les mesures discri­minatoires d'Hitler et de ses valets contre la population juive” a “mené une campagne contre la communauté obligatoire et le payement de l'impôt à cette communauté[34]. Dans cette dé­non­ciation et cet appel au sabo­tage, les communistes juifs as­sument la fonction de résis­tance juive. En tant que phéno­mène histo­ri­que, la notion ne couvre pas la ré­sistance à la persé­cution ra­ciale et na­zie. Si le parti commu­niste - notamment au travers du Front de l'Indépendance et de ses or­ganisations - a joué dans ce domaine un rôle re­mar­qua­ble, la forte pré­sence juive dans ses rangs à tous les niveaux ne suffit pas à l'expliquer. Au de­meurant, le PC et ses alliés ne furent pas les seules for­mations clan­destines à assumer cette fonc­tion dans la résistance du pays occupé. Le phénomène spéci­fiquement juif dans la ré­sis­tance se cons­ti­tua dès 1941/1942 avec la lutte de Juifs - et non des Juifs - contre la poli­tique ... des no­tables juifs. Cette dé­finition qui rend compte des tensions de l'époque ne s'applique pas seulement à l'op­pos­i­tion des com­munistes juifs à la poli­tique de présence et de moindre mal des autorités juives of­ficielles. L'organe des socialistes-sio­nistes de gauche a proclamé avec plus de force que les com­munistes cette volonté de ré­sistance juive. Le pre­mier numéro de Unzer Wort - première “parole” juive à s'ex­primer clan­destinement dans l'occupation - paraît en dé­cem­bre 1941, immédiatement après la publication du décret allemand créant l'AJB. La coïncidence est significative. Les “ou­vriers sionistes de gauche” y ap­pellent “le peu­ple juif” à dé­fen­dre son “hon­neur humain et na­tional” et à re­fuser - ce sont ses ter­mes -”la mis­sion traîtresse d'aider l'oc­cupant en or­ga­ni­sant la communauté obliga­toire”. l'AJB était, selon ce discours de résistance juive, “néces­saire à la bande de Ro­­sen­berg et de Goebbels pour leur guerre d'extermination contre le peu­ple juif”. L'attente tra­hie, l'extrê­me­-gauche sio­niste n'hé­site pas, dans sa presse illégale, à dénoncer l'ins­titution légale “com­me un instru­ment de notre ennemi le plus sanglant[35]. “Cette commu­nauté im­posée par l'ennemi doit être com­battue”, proclame le journal clan­des­tin juif. A l'estime des “ouvriers sionistes de gauche”, “le temps (était) venu où nous devons, avec calme, refuser de nous soumettre aux ordonnances nazies”. “La population juive” avait, dans cette analyse, “patiemment supporté et toléré toutes ces offenses”. Cette insoumission passait, par “une lutte spécifique dans le secteur juif” car, “depuis le début de 1942, nous sommes pour­vus d'une re­présentation nazie directe”, avertissait le parti sioniste de gauche. De son point de vue, “l'AJB est l'exé­cu­teur direct de la Gestapo dans la com­munauté juive”. “C'est”, disait un tract diffusé pour le deuxième anniver­saire de l'invasion allemande, “le marteau forgé de notre sang et de notre chair qui, manoeuvré par les nazis, assène des coups aux ouvriers et masses juives[36]

10.7 Le bras vengeur”

 Cette violence ver­bale fait place, chez les communistes, aux actes de violence! Depuis le prin­temps l942, la M.O .I. a versé une partie de ses mi­litants dans l'action ar­mée. Ils forment à Bruxelles, un Corps Mobile des Par­ti­sans recrutés dans ses groupes de langue yiddish, hongrois et bessara­bien et organisés sur le modèle de l'organisation politique. Sa com­pagnie juive, formée de militants originaires de Pologne, s'attaque à l'AJB pen­dant l'été de la grande déporta­tion. D'abord,- le 25 juillet, deux jours avant l'ouverture du camp de rassemblement à la caserne Dossin à Malines -, elle incendie le fichier que le ser­vice juif de la “mise au tra­vail” confectionnait sur ordre de la police SS. Acte de sabotage, l'attentat est aussi politique[37]. L'un de ses au­teurs, re­late un témoin de l'AJB dans son rapport sur l'incident, “nous fit la mo­rale et nous dé­clara que nous tra­vaillions, non pas dans l'intérêt des Juifs, mais con­tre leur in­térêt[38]. La leçon ne fut pas comprise. Les partisans attendirent un mois pour poser l'acte suivant. A la fin d'août - le 29 - “un bras ven­geur” a, comme le rapporte Le Dra­peau Rouge, “abattu en rue” le chef juif de la “mise au tra­vail”. Aux dires du journal commu­niste, il “n'avait pas hé­si­té à coopérer avec l'occupant pour mar­ty­riser ses con­­ci­toy­ens juifs[39]. Cette terreur exercée sur les “complices” des “bourreaux antisémites” au temps de la dé­portation des Juifs ne parvint pas à faire “fer­me(r) les locaux de cette ins­ti­tution” dont le par­ti communiste escomptait qu'elle était, aux yeux de “ la Gestapo ”, “devenue in­utile”. Cette rupture avec la léga­lité que le parti cherchait à forcer, ce fu­rent les masses juives qui la fi­rent par leur propre mouvement en plon­geant dans la clan­des­ti­ni­té pour échapper aux rafles.

Dans ces circonstances les plus propices à l'action illé­gale, la ré­sistance juive assuma une nouvelle fonction. A l'instar du Front de l'Indépendance auquel il adhéra, les com­­munistes réussirent avec leurs al­liés de l'extrême-gauche sio­niste à installer un large Co­mité de Défense des Juifs. Le CDJ se constitua après la grande rafle de Bru­xel­­les, en sep­tembre 1942, “à ce moment tra­gique de l'exis­ten­ce de la population juive aban­donnée à son sort par l'AJB”, comme il le rap­pel­le en 1943[40]. Son ac­tion a été re­marquable et même re­mar­quée par la po­­lice SS. Cette sec­tion de défense juive du F.I. a ins­tal­­lé dans l'il­légalité une structure d'assistance aux clan­des­tins, absolument ex­em­plai­re si on la compare aux initiatives analogues mises en place dans d'autres pays[41]. A l'époque, l'expérience acquise fut à ce point appréciée dans la Belgique souterraine que plusieurs de ses res­pon­sa­bles - des communistes - ont été chargés des mêmes res­pon­sa­bilités au sein du FI. Le sau­ve­tage des en­fants ne concer­nait toutefois que ceux de la solution finale sous l'oc­cu­pa­tion nazie. Pour sa part, le CDJ assu­rait en 1944 les ser­vices dont la pen­sion à plus de 2.000 enfants cachés par ses soins. Il dis­tribuait aussi une alloca­tion à 4.000 adultes. Cette ac­tion souterraine atteignait seule­ment une par­tie - probablement un quart - de la popula­tion juive de­meu­rée dans le pays oc­cupé. Initiée par les militants et militantes com­mu­nis­tes, elle n'a pas été leur monopole.

10.8 La politique “sioniste

Les interlocuteurs des communistes au CDJ ar­ticulent la troi­si­ème stratégie juive de l'occupation. Ils se re­cru­tent dans l'A.J.B., non pas dans sa di­rection, en­core qu'ils y prirent place après 1942. Cet­te présence de résistants juifs au sein de l'institution légale ne signifie pas pour au­tant qu'elle ait été, de quelque manière, en­ga­gée dans l'action clandes­tine. Précisément après l'arrestation d'un de ses col­la­bo­ra­teurs pour son rôle dans le sauvetage clandestin des en­fants juifs, le comité directeur de l'AJB confirmait “ses di­rectives anté­ri­eu­res, notamment que cette activité ne peut s'exercer que dans le ca­dre des lois belges et des or­donnances de l'autorité occupante[42]. Les alliés des communistes au sein du CDJ avaient cer­tes rompu, quant à eux, avec ce léga­lisme, mais ils n'ont pas le plus souvent rompu avec la légalité. C'est cette ambiguïté qui constitue la troisième politique juive oscillant entre l'illégalité radicale des commu­nistes et le moindre mal des notables officiels.

Ses acteurs ap­par­tenaient, pour une part, aux an­ciens partis sio­nistes de la tendance libérale et de la ten­dance so­cia­liste de droite, les seu­les qui se do­tèrent d'un noyau quel­que peu structuré sous le dyna­mis­me du CDJ. Aupara­vant, ils avaient aussi saisi l'occasion des places laissées va­cantes lors de l'exode de 1940 pour enfin pren­dre pied dans les struc­tures communautaires du judaïsme officiel, tout au­torisé qu'il ait été par l'occupant. Ac­com­pagnant les autorités juives dans leur po­litique de moin­dre mal, ils s'é­taient surtout occupés d'action ca­ri­ta­ti­ve et de bienfaisance et s'étaient re­trouvés dans les institutions de la com­munauté forcée.

 L'extrême-gauche sioniste, quant à elle, s'était pré­ci­­sément re­constituée en 1941 en dispu­tant le ter­rain de la bien­faisance juive aux “ins­titutions philanthro­piques bour­geoi­ses”, comme l'exposait son or­gane[43]. Tout à la fois alliée et ri­vale des commu­nistes dans les mi­lieux popu­laires, elle ne dispo­sait pas, comme ces derniers, d'une base d'appui, voire de repli dans quel­que stru­cture non-juive que ce soit. Le parti com­muniste réorganisa, quant à lui, sa mouvance juive après l'automne 1942. La M.O .I dissoute, ses sections furent rattachées aux sections locales du parti belge, les jeunes transférés aux compagnies du Corps de Bruxelles des Partisans. Seul resta en place, en tout cas il existait en 1943, un comité de Solidarité juive chargé du travail social en liaison avec le C.D.J. Confinés au contraire dans le seul milieu juif, les “ouvriers sionistes de gauche” étaient réduits à passer par les filières communistes s'ils souhai­taient traduire en acte cette solidarité que proclamait leur organe avec “leurs frères flamands et wallons[44]. Leur discours sur la “lutte contre le fascisme” à la­quelle, “la classe ouvrière donne ses forces les plus impor­tantes” était idéologique, non poli­tique. Pratiquement, l'extrême-gauche sioniste chercha, sous le coup des bouleversements de l'été 1942, à ex­ploiter les possi­bilités qu'elle décou­vrit dans la “communauté obliga­toire” dont elle persistait néan­moins à dé­noncer le “principe[45]. L'AJB où plu­sieurs de ses militants bénéficièrent des cartes de légitimation du service social leur servit de para­vent légal. Ils y côtoyèrent leurs amis sio­nistes des au­tres tendances avec qui ils cons­ti­tuè­rent une fédéra­tion sioniste à la fin de 1943 en marge du CDJ.

Son objet fut l'opération des certi­ficats d'échange ger­mano-palesti­nien. Les autori­tés du Reich reconnurent quelque 300 “vété­rans si­o­nis­tes”, inscrits sur les listes de l'Office palestinien en Suisse. Béné­ficiant de la pro­tec­tion diploma­tique, ils furent, en conséquence, immu­nisés contre une dé­por­tation immé­diate[46]. Souvent, les “vétérans” étaient déjà at­ta­chés au per­sonnel de l'AJB. Elle eut aussi la charge du dossier et négocia avec l'autorité al­lemande en Belgique leurs “lettres de protection”. Installés ainsi dans un nouvel espace de moindre mal, les partis sionistes envisagè­rent d'en exploiter les res­sources pour cette dé­fense juive à laquelle ils participaient au sein du CDJ. En 1944, ils cherchaient à dé­placer dans les “foyers sio­nistes” protégés les enfants juifs cachés par l'or­ga­ni­sation clandestine pour “s'occuper ainsi à la fois de (leur) bien­-être physique et moral[47] et as­surer leur éducation, selon leurs termes, “dans un es­prit na­tio­nal juif, laïc ou reli­gieux[48]. Ils n'eu­rent toutefois pas l'occasion de mettre en oeu­vre ce programme qui rompait avec le principe d'illégalité. Il était d'ailleurs plutôt un cheval de bataille dans les luttes intestines du CDJ. Les sionistes entendaient “ravir l'initiative aux communistes” dans le travail des enfants où ils se plaisaient à découvrir “une influence com­muniste presque exclusive[49]. Elle ne l'avait jamais été, mais les sio­nistes - en l'occurrence l'extrême-gauche - n'étaient pas parvenus à y in­troduire leur candidat[50].

10.9 Le feu du combat, le feu de la vengeance”

Ces conflits au sein et à l'entour du CDJ recouvraient une autre ligne de partage. Les tendances qui y étaient repré­sentées ne concevaient la “défense juive” dans la même pers­pective. Lors de la formation en no­vembre 1943 d'un Comité National du CDJ où les représentants des comités de Charleroi, Liège et Anvers se joignirent aux Bruxellois, “on donna ferme­ment expression”, révèle un document d'époque, “que le comité soit en pre­mier lieu une organisation de lutte et de résistance et que le travail so­cial important dont on s'occupe devra toujours dégénérer en simple travail de bienfaisance[51]. Cette mise en garde visait, en fait, les alliés sio­nistes des communistes. La princi­pale tendance organisée du sio­nisme, pour­tant d'extrême-gauche, considérait que la tâche es­sen­tielle de la commu­nauté juive était de se tenir “sur la défensive dans une activité juive (...) axée sur le travail social[52]. Dans une dé­marche plus nationa­litaire que sio­niste, les “ouvriers sio­nistes de gauche” étaient certes dispo­sés à prendre “une part énergique dans la lutte de libération” et après le 6 juin 1944, ils appelèrent “les masses juives” à répondre à l'appel du Front de l'In­dé­pen­dan­ce “afin d'être prêt(es) pour le sou­lèvement national qui chas­sera le fascisme étranger et anéantira les forces réactionnaires inté­rieures”. “Tout au long de l'occupation”, rappelaient-ils, “nous avons fait appel aux masses juives de se préparer à ce moment historique”. A la veille de la Libération où la rapidité de l'avance alliée prit de court toute la résistance, leurs militants étaient toujours invités à “se prépa­rer éner­gi­que­ment à la résistance ouverte contre l'occupant[53]. Si les in­surrections de Varsovie et de Paris leur signalaient “l'importance des groupes de com­bats en Belgique”, ils étaient surtout, gravitant autour du ghetto légal, attentifs au fait que “du jour au lendemain tous les certificats (...) peu­vent perdre leur va­leur[54]. Au contraire, du côté communiste, “les masses juives (avaient) déjà commencé à former des groupes de combat patriotiques” et leur organe de Bruxelles, Un­zer Kampf s'attachait à démontrer que “plus que jamais la situation exige la collaboration étroite[55] de toutes les or­ganisations juives avec le Front de l'Indépendance”. “Nous avons tout par­ticulièrement un compte à régler avec l'hitlérisme”, expliquait l'organe communiste. “Il nous doit une dette de sang[56]. La vengeance était aussi, du côté des sionistes de gauche, la motivation de la mobilisation “côte à côté avec ceux qui luttent pour la liberté”: “le devoir” était “de venger nos parents, frères et soeurs, vieillards et enfants sauvagement assassinés par les nazis[57]. Mais leurs militants ne se retrouvaient pas parmi ces “hommes et (ces) femmes juives” dont Unzer Kampf disait, au moment de la mobilisation générale, que “depuis longtemps (ils) luttent les armes en mains, contre les nazis en défendant notre honneur et notre présence[58]. La mouvance jui­ve du parti communiste, y com­pris des enfants perdus du sio­nisme, avait cons­ti­tué une base de recrute­ment pour la lutte armée im­m­é­di­ate. Elle avait été d'autant plus mobili­sable que la menace de dé­por­tation avait contraint ces Juifs à vivre dans l'illégalité en mar­ge de la société civile. Les militants politiques cher­chaient à “éveiller” chez eux “le feu du combat, le feu de la vengeance”. En juin 1943, Unzer Kampf de Charleroi leur annonçant le “désastre polo­nais” les appelait à “com­battre, sur pla­ce, ici les armes en mains”, “plu­tôt que de risquer d'être pris dans quelque rafle et expédiés à Oswiecim”. Les par­tisans recrutés dans ce monde souter­rain de l'occupation étaient prêts dans leur ac­tion quoti­dienne à payer le prix du sang. Ils étaient, dans la capitale, une pépinière d'”otages terro­ristes” à fusiller. La répres­sion dé­cimait leurs rangs, mais elle impli­quait d'autant plus les survivants dans un combat sans merci, une “guerre totale contre l'occupant[59].

Si cette mobilisation des Juifs dans les combats armés de l'oc­cu­pation demeura, en tant que dé­marche collective et or­ganisée, un phé­no­mène spé­cifique au milieu communiste, la résis­tance juive à la dé­por­­tation ne surmonta pas ses divisions idéologiques et politiques. Elle ne réalisa pas son unité en un seul mouve­ment de résistance jui­ve.

Le CDJ, tel qu'il s'est constitué, ne pouvait en être l'ins­tru­ment: d'une part, il mo­bi­li­sait dans ses structures des mili­tants non-juifs, no­tam­ment les assistantes so­ciales s'occupant des en­fants ca­chés et moins ex­posées que les mili­tantes des organisations juives. D'autre part, les groupes juifs, voire les cercles de re­lations personnelles qui formaient le CDJ avec leurs re­pré­sentants atti­trés conser­vaient leur pleine autonome. Les communistes, organisés dans Solidarité juive et les sionistes de gauche dans le Secours Mutuel, les deux principales formations, ne fonctionnaient pas dans les mêmes milieux. L'organisme de résistance, do­té de ser­vices so­ciaux qui étaient l'essentiel de son acti­vi­té, demeura un comité de ren­contre et, en tant que tel, il était tout autant un champ d'affrontement.

La clandes­tinité et le dan­ger y avivaient les conflits de per­son­nes. Ils épousaient les ri­valités entre ses ten­dan­ces politiques et idé­olo­giques et consacraient les conceptions diffé­rentes de la défense juive et plus encore de la résistance à l'occupant nazi et antisémite.

Il y eut certes une seule tragédie pour les Juifs, mais ils n'eu­rent pas, face à elle, une seule et même stratégie.


* Publié dans Les Juifs de Belgique, de l'immigration au génocide 1925/1945, CREHSGM, Bruxelles, 1994

[1]L'Ami du Peuple, 26 septembre 1942.
[2]. CDJC CCXX-VII a 13 (BG 5219) Service des Affaires étran­gèr
es, Bruxelles, 24 septembre 1942, signé: Bar­gen.
[3]. CREHSGM Copie Bundesarchieven, Koblenz, Belgien R 70 Le délégué du chef de la police de sécurité, Bruxelles, le 15 juin 1944, Nouvelles de Belgique
 et du Nord de la France , n° 12/44, p.18; voir aussi CDJC LXXVI-17 Rapport d'activité n° 28 de l'administration militaire  pour le mois d'avril l944, p. 8.
[4]. CDJC CDVCVI-6 Rapport d'activité n°22 de l'administration militaire
 pour la période du 1er septembre - décembre 1942, p. A 38-39
[5].Voir M. Steinberg, La Traque des Juifs, vol. 2. chapitre VI.
[6] La Résistance juive en France
 de L. Lazare (Paris , 1987) est un exemple typique d'une telle reconstitu­tion à rebours de l'histoire. Sous ce titre, l'historien israélien ne fait rien d'autre que l'histoire des organisations juives en France. Toutes prennent leur place dans cette résistance puisqu'elles sauvèrent des Juifs de l'extermination. Le concept recouvre même l'activité de l'U.G.I.F. - l'homologue de l'A.J.B. - en faveur des enfants juifs. En revanche, les communistes de "Solidarité", ne consacrant pas toutes leurs forces au sauvetage, figurent quasi en marge de cette "ré­sistance juive" puisqu'ils recrutèrent pour la lutte armée. Cela dit, l'enquête de L. Lazare est remarquable. 
[7]Le martyrologue des Juifs de Belgique
 dans Le Flambeau, n°4, novembre 1943. Voir l'analyse critique de la "rumeur du génocide" dans M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol.1, chapitre IX. En cette matière qui touche à l'histoire des mentalités, la critique des rares textes disponibles est absolument indispensable. S. COURTOIS et A. RAYSKI, Qui savait quoi? L'extermination des Juifs 1941-1945, Paris , 1987, reproduisant les extraits de la presse communiste juive publiée en France,  n'ont même pas aperçu que cette "stratégie de l'information" que découvre l'historien du parti communiste dans la guerre posait problème. S. Courtois évacue la pro­blématique du cri­blage de l'information sous prétexte qu'"il est évidemment impossible de déterminer l'impact exact de cette presse clandestine"(p.14). En France - comme en Belgique -, les communistes pra­tiquaient une stratégie de la mobilisation. L'extermination des déportés, "tout ce qui parais­sait incroyable" devenait, selon les nécessités de la résistance, "terri­blement vrai"(J'ac­cu­se, n°16, 26 juin 1943, ibidem, p.194) ou laissait aux "dépor­tés dans les camps-bagnes allemands" un espace de vie pour "continue(r) la lutte (et) accélére(r) la fin de l'hitlérisme par le sabotage" (Notre parole, mars 1943, ibidem p. 178). Seule une analyse fine des traces écrites permet de déterminer jusqu'à quel point "les milieux juifs (..) pren­nent alors cons­cien­ce que la persécution antisémite  vise désormais à leur des­truc­tion", comme l'écrivent encore S. Courtois, D. Peschanski et A. Rayski, dans Le sang de l'étranger, les immigrés de la M.O .I. dans la Résistance , Fayard, Paris, 1989, p. 159. Dans La Résistance juive en France, L. Lazare n'hésite pas à conclure - la conclusion est indispensable à sa thèse - que "bien informés, donc, plusieurs des leurs interprétants lucidement la signification réelle des mesures appliquées contre les Juifs étrangers , les chefs des organisations juives par­vin­rent à mettre en place des dispositifs de sau­vetage"(p. 178).
[8]
La question juive dans Bulletin intérieur du Front de l'Indépendance, n°4, 17 octobre 1942.
[9]. De Vrijschutter (Le Franc-Tireur),2ème année, n°8, (août 1942), fut le seul organe clandestin à ré­percuter pendant l'été l'émission de la BBC du 2 juin. Il dénonçait "le lâche assassinat de 700.000 Juifs en Pologne": "par groupes entiers, ils sont supprimés par le gaz, d'autres sont abattus à la mi­traillette". 
[10]. Une lecture analogue est pratiquée, dans le cas de France
 par J. ADLER, Face à la persécution, les or­ganisations juives à Paris  de 1940 à 1944, Paris, 1985 
[11]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles Archives AJB Papiers Ullmann, S. Ullmann, “l'activité de l'AJB”, (note de défense)
[12]. voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, Les cent jours de la déportation, p.97 et p.109, note 29.
[13]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique
 PV du comité directeur, comte rendu de l'entrevue accordée par le lieutenant SS  Asche  à MM. M. Benedictus et N. Nozyce en date du 27 avril 1942.
[14]. Voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, Les cent jours de la déportation, Chapitre 1er.
[15]. Marburg Film XIV Administration militaire. Groupe VII Prévoyance sociale, projet 30 septembre 1941.
[16]. “Les questions juives en France  et leur traitement”, mémoire de Th. Dannecker en date du 1er juillet 1941, cité d'après J. BILLIG, Le Commissariat Général aux Questions Juives 1941-1944, Paris , t 1, p.45 (Il est à remarquer que Dannecker, chargé des affaires juives, fut le mentor de son collègue Kurt Asche  à Bruxelles).
[17]. Marburg Film XIV, Chef de l'administration militaire , le 15 octobre 1941 objet: création d'une Associa­tion des Juifs en Belgique  signé: Froitzheim.
[18]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Archives AJB, S. VANDEN BERG, "journal de guerre”, le 16 juil­let 1942; voir aussi les entrées des 18 et 31 juillet, pp.47-52.
[19]. Association des Juifs en Belgique  Comité directeur (cir­culaire jointe à l'ordre de prestation de tra­vail), voir le document original reproduit dans M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, Les cent jours de la déportation, p. 186.
[20]. “Nous persévérerons” dans Unzer Wort, fin mai (1944).
[21]. S. VANDEN BERG, “journal de guerre”, pp. 50-55.
[22]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique  PV du comité directeur, compte rendu de l'entretien de MM. M. Benedictus et N. Nozyce, avec Monsieur M. Von Hahn, le 14 sep­tembre 1942. Voir aussi Ibidem, M. BENEDICTUS, “Historique du problème juif en Belgique depuis le 10 mai l940 jusqu'au 21 décembre 1942” , Lisbonne, le 18 février 1943, p. 15.
[23]. voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, Les cent jours de la déportation, pp. 92-96. Egalement M. STEINBERG, La Tra ­que des Juifs, vol.1, pp. 72-75 où sont relatées les circonstances de l'arrestation et de l'internement provisoire de 6 personnalités de l'AJB dont le Grand rabbin, le 24 septembre 1942.
[24]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique  PV du comité directeur, Rap­port présenté par Mr. Rosenfeld sur ses entrevues au Service de sécurité avec le lieutenant SS  Asche , les 10 et 14 novembre 1942
[25]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique , Procès-verbaux du comité local de Bruxelles, compte rendu de l'activité du comité local de Bruxelles au cours du mois de janvier 1943.
[26]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique  PV du comité direc­teur Rapport sur l'entrevue du 25.1.1943 entre Messieurs Erdmann et Rosenfeld (Le capitaine SS  F. Erdmann était le nouveau chargé des affaires juives); sur la rafle et ses conséquences, voir M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol.1, pp. 52-55
[27]. Compte rendu de l'activité du comité local de Bruxelles au cours du mois de janvier 1943
[28]. voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol.2, pp. 230-232.
[29]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique , PV du Comité directeur, 22 juillet 1943.
[30]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique , PV du Comité local de Bruxelles, 19 mai 1943. “Les personnes y admises”, acte le document, “signeront un formulaire dégageant la responsabilité de l'Association, attestant que celle-ci ne peut donner aucune garantie de sécurité. L'Association ne peut, en effet, laisser aux pensionnaires l'impression qu'ils sont complètement en sé­curité. Les pensionnaires y séjourneront sous leurs responsabilités”.
[31]. S. VANDEN Berg, journal de guerre, le 25 août 1943, p. 111.
[32]. Voir M. STEINBERG L'Étoile et le Fusil, La question juive, pp.173-174
[33]. Temps nouveaux, 20 décembre 1941, p. 7. (organe des intellectuels communistes de Bruxelles).
[34]. Archives privées (communiqué par J. Gotovitch), Verslag werking MOI der laatste 6 maanden, signé: Jos, (15 juin 1942, Anvers ) Rapport sur l'activité M.O.I. "Jos" est Meyer Balkan
[35]. Unzer Wort, 4, juin 1942.
[36]. Archives privées. “Aux travailleurs et masses populaires juifs de Belgique” , (tract en yiddish, pour le deuxième anniversaire de l'occupation)
[37]. voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, Les cent jours de la déportation, pp. 213-219. Également M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol.2, pp. 42-43.
[38]. Archives privées. AJB, “rapport sur l'incident survenu en date du samedi 25 juillet 1942 au local sis 56, boulevard du Midi à Bruxelles où s'effectuait la recopie des fiches individuelles des membres de l'AJB”.
[39]. “Résistez aux bourreaux antisémite s et frappez leurs complices” dans Le Drapeau rouge, n° 35, septembre 1942
[40]. Archives privées (copie du Yad Vashem), “Rapport sur la population juive, du mois de septembre 1942 jusqu'à la fin décembre 1943” .
[41]. Attribuant à la résistance juive, y compris à l'UGIF, le sauvetage de 10.000 enfants sur une population qu'il estime à 350.000, L . Lazare se laisse emporter par son enthousiasme devant "cette prodigieuse en­treprise, unique en Europe occupée"(Voir L. Lazare, La Résistance juive en France , p. 232). L'efficacité du CDJ fut bien plus grande, avec les 2.000 enfants de son fichier clandestin sur une population de 55.000 personnes identifiées.
[42]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles , Association des Juifs en Belgique , PV du Comité directeur, 4 juin 1943. Sur l'arrestation de Maurice Heiber, voir M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol. 1. pp. 156-159.
[43]. Voir “Secours mutuel” dans Unzer Wort, n°4, juin 1942, p.5
[44]. ibidem. Voir aussi M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, Les cent jours de la déportation, p. 119-124
[45]. "Nous avouons", admet Unzer Wort fin mai 1944, "que nous ne sommes pas objectifs envers l'AJB, nous combattons le principe même de cette institution".
[46]. Voir M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol. 1. chapitre VII
[47]. CDJC CXXI-44 La situation des Juifs en Belgique  (rapport sioniste anonyme de mars 1944)
[48]. Union sioniste, Poale Sion et Sionistes-socialistes au chef responsable du département enfant, Bruxelles le 28 avril l944, dans R. DELATHOUWER, Comité de Défense des Juifs - CDJ - Témoignages et docu­ments recueillis entre 1947 et 1951, (Bruxelles, 1951, polycopie, non paginé.
[49]. Rapport sioniste de mars 1944, déjà cité.
[50]. Archives privées, Historique du CDJ, signé: Yvonne, 7.7.1944 (rapport d'Yvonne Jospa au responsable des cadres de la fédération bruxelloise du parti communiste).
[51]. Archives privées (copie du Yad Vashem), Rapport sur la population juive, du mois de septembre 1942 jusqu'à la fin décembre 1943.
[52]. “Notre devoir” dans Unzer Wort,n°26, fin juin 1944.
[53]. Après la guerre, les sionistes se feront reconnaître résistants armés dans le Mouvement National Belge (MNB), formant une 9ème Brigade d'Uccle. Voir sur cette "résistance armée", la note critique dans M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol. 2. pp. 27-28.
[54]. “Sur nos gardes”, dans Unzer Wort, n° 28, fin août 1944.
[55]. Les arrestations du printemps 1944 et les difficultés qu'elles créaient - principalement une dissidence chez les partisans à Bruxelles - avaient aussi eu pour conséquence de couper les contacts du FI avec le CDJ. Voir M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol. 2. pp. 157-158.
[56]. “Le Front de l'Indépendance et nous, les Juifs” dans Unzer Kampf (Bruxelles), n°5, août 1944.
[57]. “Notre devoir” dans Unzer Wort,n°26, fin juin 1944.
[58]. “Le Front de l'Indépendance et nous, les Juifs”, dans Unzer Kampf (Bruxelles), n°5, août 1944.
[59]. Voir M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol. 2. notamment pp. 120-124.