11. Le ghetto et ses enfants, un défi à la mémoire

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11.1  Le défi du ghetto ...
11.2  Les Juifs du ghetto
11.3  ... une “plaie béante”
11.4  Un procès qui n’a jamais eu lieu
11.5  Une réhabilitation en sourdine
11.6  L’hypothèque des homes de l’A.J.B.
11.7  Un “paravent à l’organisation de l’enfance cachée”?
11.8  Des homes juifs de l’occupant !

11.1  Le défi du ghetto ... *

La mémoire ne fonctionne pas comme l’histoire . Du passé, elle se souvient de ce qui lui convient dans le temps présent et pour ses enjeux. S’agissant de la tragédie des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, cette mémoire fonctionne plutôt sur un mode bipolaire. Il est symbolique avec son balancement d’Auschwitz à la révolte du ghetto de Varsovie. Ses pôles sont la déportation et la résistance. Très significativement, c’est ainsi qu’on a appelé, en 1996, le tout nouveau musée établi dans une aile de l’ancienne caserne Dossin à Malines. Et, on conçoit mal que ce lieu de mémoire de la déportation et de la résistance introduise, tout au moins dans sa raison sociale, une troisième dimension, celle qui aurait échappé à la première sans procéder de la deuxième.

Pourtant, la solution finale, telle que son histoire s’est déroulée en Belgique, comporte aussi cette troisième issue. Tout un ghetto, y compris ses enfants, n’a pas été déporté et, sans se rebeller, a pu survivre jusqu’aux tout derniers jours de l’occupation nazie! C’est ce ghetto qui défie la mémoire. Dans sa représentation dichotomique, elle ne lui laisse pas d’autre alternative – puisqu’il n’a effectivement pas été déporté - que de se ménager un espace … du côté de la résistance. S'insinuant par ce biais, le ghetto, surtout avec ses enfants qui ont échappé au voyage d’Auschwitz, s’impose pour la cause de sa mémoire d’en reconstruire les paramètres et d’en évacuer, avec cette révision, le principe même du sauvetage des Juifs dans l’histoire, à savoir: leur immersion dans la clandestinité.

Dans le cas belge qui est à cet égard exemplaire, ce principe ne procède justement pas d’une reconstruction té­léo­logique et anachronique qui institue ce qui est advenu en norme a posteriori de ce qui devait advenir. L’histoire ne s’écrit pas à rebours de son déroulement. La plongée des Juifs dans la clandestinité s’inscrit dans l'événement même dont elle modifie le sens. Cette rupture avec la légalité de l’occupation nazie et antisémite détermine ainsi un critère ob­jectif d'interprétation et d'analyse des compor­te­ments et la grille de lecture qui restitue les actes et les attitudes de ses contemporains dans l’ignorance où se trouvaient la plupart du sens de son accomplissement.

Dans le contexte de l’Europe occidentale, le cas belge est l'exemple peut-être le plus significatif de l'importance - en l'occurrence déterminante - du com­portement des Juifs et de leur choix face aux persécutions et aux déportations raciales. Si dans ce pays, près d’un Juif sur deux a disparu dans la solution finale, les deux tiers des vic­times ont été, en effet, acheminés à Auschwitz en moins de cent jours pendant la grande vague des déportations de l'été à l'automne 1942. D'emblée, l'événement a alors atteint son paroxysme. Mais dès l'automne, il perd son élan et la solution fi­nale s'enlise, à cause de l’insoumission des Juifs. Les rescapés des grandes rafles de l’été ont pris la mesure de la menace généra­lisée et anonyme de déportation n'épargnant personne et, en masse, ils cherchent leur salut dans la clandestinité. Ils saisissent l’enjeu de la situation qui ne leur laisse à terme aucune sécurité s’ils demeurent à leur domicile légal et continuent à s’exhiber en rue avec l’étoile jaune qu’ils sont tenus de porter.

Le sta­tut des Juifs, mis en place depuis deux ans, leur apparaît pour ce qu'il est du point de vue poli­cier: le piège qui les lui livre soumis, dociles, et résignés. Arrachant leur étoile et quittant leur domicile, ils font alors la rupture et prennent le risque de l’illégalité. Dans cette insoumission généralisée, ils ne rompent pas seulement avec la légalité allemande, nazie et antisémite. “Des dif­fi­cultés résul­tent”, constatent les services d’occupation, “du fait que beaucoup de Juifs sont en possession de faux papiers d'identité belge[1]. A l'analyse des arrestations, le détachement de la Sécurité du Reich en Belgique se fonde, deux ans plus tard, sur “le sé­jour illégal des Juifs” pour excuser ses “difficul­tés” à remplir les convois de déportation: elles “pro­viennent dans 80 % des cas de ce que les Juifs sont munis de faus­ses cartes d'identité[2].

Cette rupture avec toute légalité, y com­pris les lois bel­ges - il n'y a pas de moyen terme au principe d'illégalité - cons­titue le fait capital après les déportations de l'été 1942. Dès l'automne, l'événement juif de l'occupation nazie s'inverse et les services allemands en perdent la maîtrise. A la fin de l'année, le chef de l'administration mili­taire appré­ciant avec lucidité la situation doute du succès final et, réa­liste, aver­tit Berlin que “les Juifs qui se trouvent dans le pays se ca­chent de telle sorte que l'exécution planifiée de transport ultérieur s'avérera très dif­ficile[3].

L'événement confirme cette prévision pessimiste du pouvoir alle­mand en Belgique occupée. De l'été à l'au­tom­ne 1942, au temps de la soumis­sion de leurs victimes, les SS des affaires juives sont parve­nus à ras­sem­bler et à acheminer à Auschwitz près de 17.000 per­sonnes, hom­mes et femmes, enfants et vieillards. La traque des Juifs qui dé­bu­te à l'automne, s'avère une tout autre affaire juive. Jusqu'à leur re­trai­te, ses agents et leurs auxiliaires recrutés sur place et parfois dans le milieu pourchassé[4] ne réus­sissent pas à s'emparer de plus de 8.000 autres per­sonnes; et encore 15 % d'entre elles au moins - les Juifs belges raflés dans la nuit du 3 au 4 sep­tembre 1943 - sont demeu­rés dans la légalité, pié­gés dans leur ‘protection’ arrivée à échéance. En deux longues années de traque, la po­lice nazie n'a pu ainsi expédier à Auschwitz qu'un contingent infé­rieur de moi­tié à celui qu'elle a rassemblé, en trois mois au temps de la légalité de ses victimes.

Si le passage massif dans la clandestinité à la fin de l'été 1942 a bel et bien brisé l'élan de la solu­tion finale dans ce pays, il n’a cependant pas été le choix de tous les Juifs. Face à une seule et même tragédie, ils n’ont pas conçu une seule et unique stratégie de défense. Une partie d’entre eux - et leur nombre n’est nullement négligeable - ne sont pas sortis du “ghetto moral” où ils s’étaient laissé enfermer avant le début des déportations.

11.2   Les Juifs du ghetto

A l’Ouest de l’Europe, le ghetto n’est pas une concentration forcée de Juifs dans un quartier de ville emmuré qu’ils sont physiquement empêchés de quitter jusqu’à leur déportation finale. C’est une structure administrative conçue, au départ, pour “renfermer dans un ghetto moral l’économie juive en Belgique et surtout […] l'éliminer de la vie sociale[5] et dont le “but” officiel, selon les termes de l’ordonnance du 25 novembre 1941 créant l’Association des Juifs en Belgique, est “d’activer [leur] émigration”. Les notables juifs de l’occupation, en charge des communautés religieuses et de leurs oeuvres philanthropiques et de bienfaisance, acceptent d’installer ce ghetto à l’occidental. Fonctionnant sous le contrôle permanent de l’officier SS des affaires juives, ils exécutent ses ordres, au nom d’une politique de présence et de moindre mal. Elle les justifie même de servir de relais, au début des déportations de l’été 1942, pour le rassemblement des déportés des premiers convois.

Si en raison de l’insoumission croissante des Juifs qui ne suivent pas leur appel à l’obéissance, la police SS doit se démasquer et recourir à la force, les notables de l’A.J.B. quelque peu perplexes persistent néanmoins à maintenir l'institution légale juive après les rafles tant re­doutées. Le pas­sage mas­sif des Juifs étrangers dans la clan­destinité ne les détour­ne pas de cette poli­tique de présence et d’un moindre mal à chaque fois plus étriqué. Cette As­sociation des Juifs en Belgique où les ci­toyens belges sont sur­représentés dans la direc­tion et le personnel se maintient tout autant après la rafle en septembre 1943 des Juifs de nationalité belge et l'arres­ta­tion simultanée du comité local d'An­vers et de ses em­ployés. Depuis sa reprise en mains après ses ter­gi­ver­sations de l'automne 1942, l 'officier SS respon­sable lui a assigné “sa mission principale d'assistance sociale sous tou­tes ses formes aux Juifs évacués” et lui re­prochant ses interventions auprès des autorités belges, l'avertit “d'envisager son activité sous un angle moins poli­ti­que, mais plus idéa­liste[6]! Écartant ainsi les autorités nationales et leurs organismes d’assistance, cette fonction d'intendance - un service de colis - permet­, du point de vue de l’A.J.B qui se substitue à leurs interventions, “de rendre moins pénible le sort des Juifs qui se trouvent internés à Ma­lines[7].

L'officier SS des af­faires juives veille aussi à ce que l’institution légale juive de­meure, dans la capitale, un sanctuaire protégé. Après une bavure de ses agents – une rafle le 20 janvier 1943 à Bru­xelles –, il lui ga­ran­tit que “les fonctionnaires ne pénétreront pas dans les locaux de l'AJB et de ses oeuvres, ni dans les synagogues”. Toutefois, le risque d'arrestation n'est pas pour autant le­vé. “Y restent exposées les per­sonnes se rendant ou revenant des locaux susmentionnés”, retiennent les délégués juifs”[8]. L'A.J.B. n'en est pas moins satisfaite des “assu­rances données par l'autorité occupante qu'elle n'entraverait pas la bonne marche” de ses ac­tivités sociales et son comité local de Bru­xelles ne parvient pas à com­prendre que “les indigents ont quelque ap­pré­hension à se rendre chaque jour dans les locaux où se fait la distribution des repas[9]. Si, après la rafle, ils sont moins nombreux - moins d'un millier - à rechercher son as­sis­tance maté­rielle, l'institution juive légale continue, malgré la traque des clandestins qui se poursuit, à constituer un point de fixation pour les Juifs demeurés dans la légalité ou pratiquant une semi-clandestinité.

La nouvelle poli­tique allemande des centres d'hébergement pour en­fants “abandonnés” ou personnes âgées, mise en place au printemps 1943, institue même l'A.J.B. au cen­tre d'un ghetto légal comprenant en 1944 quelque 4.000 per­son­nes dont environ 600 en­fants. En l’occurrence, il s’agit effectivement d’un ghetto au sens urbain du terme, car, outre les dirigeants et le personnel de l’A.J.B., ainsi que leur famille – soit déjà un bon millier de personnes demeurant généralement à leur domicile –, il comprend, avec leurs pensionnaires assignés à résidence, des homes d’enfants, des asiles de vieillards, un hôpital, et même une entreprise de peaux de lapin .... Ce ghetto d’établissements reste ouvert sous la responsabilité de l’A.J.B. à qui il est formellement “défendu de laisser sortir” ses pensionnaires et qui y contrôle leur présence pour le compte de l’officier SS des affaires juives[10]. Avec son environnement de Juifs se conformant aux contraintes de leur statut légal, ce ghetto dans la ville occupe un espace nullement négligeable dans la solution finale. Il englobe 8 % de la cartothèque juive de la police SS à Bruxelles. Dans les dernières semaines de l’occupation, ces milliers de personnes dont la fiche indique l’adresse lui fournissent une réserve susceptible d’inverser son score dans l’“évacuation des Juifs” de son ressort territorial. Avec le départ du XXVIe convoi dont ils ne savent pas encore, le 31 juillet 1944, qu’il est le dernier, ses agents ont fait disparaître seulement - si on ose dire - 44% des Juifs du pays. Ils laisseront en l’état le rapport entre les morts et les vivants. Pour avoir trop tardé à opérer la dernière grande rafle au domicile des Juifs légaux et dans les établissements de l’A.J.B., ils ne parviendront même pas à l’effectuer, faute de carburant pour leurs camions dans la débâcle des derniers jours[11].

Ces milliers de Juifs disponibles pour la déportation jusqu’à la veille de la libération sont finalement des survivants comme les dizaines de milliers de Juifs qui se cachaient depuis l’automne 1942 et que les traqueurs antijuifs n’ont pas pu débusquer. Tout autant qu’en demeurant dans la légalité jusqu’à la veille de la rafle tardive et avortée de la fin d’août 1944, ils ont failli inverser le rapport des morts et des vivants dans l’histoire, ils font peser une hypothèque sur sa mémoire, celle d’une “plaie béante”.

11.3  ... une “plaie béante”

La mémoire a toujours une dimension sociologique. Ce sont toujours des personnes qui se souviennent et elles se souviennent parce qu’elles se rattachent à une histoire. Or, l’A.J.B ne concerne pas seulement l’histoire personnelle de ces milliers de Juifs qui ont peuplé son ghetto, elle interpelle aussi les autres dix fois plus nombreux, dont l’histoire a pris un tout autre cours[12]. Et justement parce que l’histoire a tranché, la question se pose désormais dans la mémoire en terme de jugement a posteriori sur les comportements personnels. C’est dire, comme le constate encore en 1993 un observateur non juif fort circonspect, que cette “question de l’A.J.B. reste une plaie béante dans le monde juif actuel et il serait malvenu de la réactiver[13]. Mais il est inévitable, quelle que soit la médecine appliquée, qu’elle se rouvre, car cette déchirure n’est seulement dans la mémoire. C’est dans l’histoire même que l’A.J.B. divise les Juifs. En l’occurrence, le mot est faible. A vrai dire, ils s’affrontent, et même au sens physique du terme. Le sang a coulé dans ce combat fratricide autour de l’A.J.B.

Les frères se sont entre-tués comme Abel et Caïn. La référence biblique s’impose. Un journal clandestin en langue yiddish l’utilise, à quelques mois de la Libération , en rappelant le fameux appel qui, deux ans plus tôt, joint à la convocation distribuées par les employés de l’A.J.B. et ordonnant aux Juifs de se présenter au camp de rassemblement de Malines, invitait les convoqués à obéir à cette réquisition des autorités d’occupation. Pour cette “parole” juive, cet appel juif est rien de moins que “le signe de Caïn gravé sur le triste passé de cette institution[14].

La résistance juive n’a pas découvert la ‘traîtrise’ de Caïn au moment des déportations. C’est dès l’ordonnance créant l’institution juive qu’elle s’affirme, en tant que telle, au nom des “masses juives sous la botte de l'occupant”. Dès décembre 1941, une presse clandestine en yiddish proclame, non sans quelque illusion, qu’“en Belgique, il n'y aura pas de Juifs quelle que soit leur nationalité, belge ou allemande, qui accepteront la mission traîtresse d[e l']aider […] en organisant la communauté obligatoire[15]. Les notables qui acceptent bel et bien de l’organiser n’ignorent pas au printemps 1942 ce qu’ils appellent les “rumeurs médisantes et calomniatrices” qui circulent parmi les Juifs[16]. C’est que les termes en usage dans la clandestinité pour stigmatiser les dirigeants de l’A.J.B. sont implacables. Un tract toujours en yiddish du Linke Poale Sion – le parti ouvrier sioniste de gauche – diffusé pour le deuxième anniversaire de l’invasion du pays les dénonce comme la “représentation nazie directe”, “l'exécuteur direct de la Gestapo dans la communauté juive”. Ce tract du 10 mai 1942 présente même l’A.J.B., avec cette emphase lyrique qui caractérise la plume d’Abusz Werber, comme “le marteau forgé de notre sang et de notre chair, qui, manoeuvré par les nazis, assène des coups aux ouvriers et aux masses juifs”.

Cette violence d’Abel contre Caïn n’exprime pas seulement les emportements passionnels de la polémique politique. Au plus fort des déportations de l’été 1942, elle se traduit, du côté des Juifs communistes, en violence physique contre l’A.J.B. Le 25 juillet, deux jours avant l'ouverture du camp de rassemblement à la caserne Dossin à Malines, leurs partisans investissent l’un des bâtiments de l’A.J.B. à Bruxelles et brûlent le fichier que le ser­vice juif de la “mise au tra­vail” confectionne sur ordre de la police SS. Ils ne manquent pas pendant cette action de faire ce qu’Alfred Blum, témoin oculaire, appelle par euphémisme de “la mo­rale”. Dans les termes que mentionne son “rapport sur l’incident”, l’un des partisans “nous dé­clara”, écrit-il, “que nous tra­vaillions, non pas dans l'intérêt des Juifs, mais con­tre leur in­térêt[17]. Il est peu probable que, agitant son revolver, comme le signale Alfred Blum, l’homme se soit exprimé avec la modération qu’on lui prête.

Un mois plus tard, c’est “un bras ven­geur” qui, selon les termes du compte rendu de l’attentat dans Le Dra­peau Rouge, abat en rue le chef juif de la “mise au tra­vail”, le 29 août[18]. D’après le journal clandestin commu­niste, la victime “n'avait pas hé­si­té à coopérer avec l'occupant pour mar­ty­riser ses con­­ci­toy­ens juifs”. Se félicitant que “le nombre de personnes ne répondant pas aux convocations n'a cessé de croître”, le parti communiste appelle à cette terreur contre les “complices” des “bourreaux antisémites”. Il pense à tort qu’après l’attentat de ses partisans, “la gestapo” fermerait désormais “les locaux de cette ins­ti­tution devenue in­utile”.

En tout état de cause, quelles que soient les stratégies de ses contemporains, cette A.J.B. à laquelle s’opposent aussitôt les formations juives de résistance, pose question du point de vue belge, dès sa mise en place sur ordre de l’occupant allemand. Sans doute, les autorités nationales s’abstiennent-elles de la soulever. Depuis l’automne 1940, les secrétaires généraux des ministères belges ont accepté, en optant pour une politique dite d’“exécution passive” des ordres de l’occupant dans la question juive, de prêter leurs services à la mise en œuvre de ses ordonnances antijuives. Instituant l’A.J.B., l’administration allemande la dote de “la capacité légale selon le droit belge” et conçoit ses “fondements juridiques [de manière à ce] qu'ils permettent aux services belges de continuer leur travail sur cette base”. L’ordonnance la créant stipule donc, dans son paragraphe 3, qu’elle est “placée sous le contrôle du ministère de l'intérieur et de la santé publique”.

Le secrétaire général de ce ministère se prête à la manoeuvre: il doit sa nomination aux pressions de l’occupant qui a tenu à imposer, dans cette place stratégique, une personnalité du principal mouvement d’ordre nouveau en Flandre. Le 21 mars 1942, sur simple “communication” de l’administration militaire, il laisse publier les statuts de l’A.J.B – avec leur référence à la législation antijuive de l’occupant – dans le Moniteur belge des arrêtés ministériels et autres arrêtés des secrétaires généraux. C'est […] la première fois dans l'histoire ‘belge’”, se réjouit aussitôt la presse antijuive, qu’“un décret paraît dans le Moniteur basé sur le principe de la race”. Ses adeptes y lisent l’assurance que le pays sera bientôt épuré des Juifs”[19].

Cette publication inattendue ne manque pas d’être dénoncée dans la presse clandestine. La Libre Belgique-Peter Pan, important journal libre publié par des milieux proches du barreau bruxellois et particulièrement sensibles à l'intégrité du droit belge, fustige le secrétaire général de l'Intérieur, “ce traître” qui rabaisse “définitivement notre Moniteur officiel - déjà bien bas - au niveau de la presse asservie qui est entièrement à la dévotion de l'occupant". Au Front de l’Indépendance, Justice Libre, sorte de conscience juridique de la résistance, émet l'avis que les statuts de l’A.J.B “doivent évidemment comme cette Association elle-même être tenus pour inexistants au point de vue du droit belge. Ces actes tendant manifestement à la transformation de nos institutions, toute participation à leur exécution relève de l'article 118 du code pénal"[20].

La question de savoir si du point de vue légal, les directeurs de l’A.J.B., la plupart de nationalité belge au demeurant, sont effectivement coupables d’incivisme sera posée, dès 1945, à la justice belge, mais ce “procès de l’A.J.B. n’aura pas lieu”, comme l’explique André Donnet en 1993.

11.4    Un procès qui n’a jamais eu lieu

Il faudrait exposer l’analyse à laquelle procède ce juriste dans son diplôme d’étude en histoire à l’Université catholique de Leuven. Il examine du double point de vue juridique et historique le dossier d’instruction-enquête à charge d’Ullmann et consorts et détermine dans quelles conditions l’auditorat militaire prononce, en 1947, une ordonnance de non-lieu.

Il montre comment la défense des inculpés, assurée par une personnalité du judaïsme consistorial d’avant guerre, réussit avec succès à évacuer l’intention méchante requise pour une éventuelle condamnation, du moins des actes posés avant 1943. Le juriste-historien démonte le principe de cette défense qui consiste à faire passer l’A.J.B. “comme une entité abstraite, unique et agissant dans un bel ensemble, ce qui est absurde, et par ce biais, à mettre “à [son] actif[…] les actions de certains notables n’ayant pas à proprement parler, une conception de la résistance conforme à cette des prévenus[21].

A cet égard, André Donnet insiste sur l’intervention à son estime “capitale” d’un de ces notables, précisément membre du Comité de Défense des Juifs, mais aussi désormais personnalité éminente du judaïsme de l’après-guerre. C’est, en effet, en refusant de porter, selon ses propres termes, “un jugement catégorique sur l’opportunité de [la] politique [de moindre mal]” dont les accusés se revendiquent que cette personnalité juive persuade l’auditorat militaire du bien-fondé d’une décision de non-lieu dans une affaire délicate dont l’autorité judiciaire ne doute pas qu’elle est “de nature à entraîner des répercussions[22].

Comme l’écrit André Donnet en conclusion, “c’est ainsi que se termine un non-événement. Le procès de l’A.J.B. n’aura pas lieu, ni plus largement celui de la politique du moindre mal appliquée à tous les échelons du pays”. S’agissant de l’ordonnance de non-lieu, ce juriste d’aujourd’hui la considère “correcte” d’un point de vue juridique, mais il ne “peut s’empêcher d’apercevoir que nombre de faits furent voilés ou du moins ne furent pas relevés lors de l’instruction”. Et parmi d’autres, il pointe “l’absence de contrainte dans la forme qui fut donnée à l’appel du 1er août” – c’est le signe de Caïn que dénonçait à l’époque la résistance juive – “ou encore le fait qu’aucune échappatoire ne fut prévue en cas de rafles dans les homes”. “Tous ces aspects”, constate-t-il, “furent littéralement enfouis durant l’instruction[23].

C’est que la vérité judiciaire est comme la mémoire: elle ne se souvient que de ce qu’elle veut bien se souvenir. Or, dès 1945, avant même le retour des déportés dont on ignore toujours le sort réel malgré la libération d’Auschwitz en janvier, on considérait, dans des milieux officiels bien informés, que l’A.J.B. avait joué un rôle de premier plan dans l’aide aux Juifs. En témoigne une publication d’avril 1945, le journal Grande Bretagne & Etats-Unis, expliquant que “cet organisme, injustement soupçonné par certains patriotes parce que créé par une ordonnance allemande, s'occupa, dès 1941, à alléger sort des Juifs malheureux, leur fournissant, ainsi qu'à leurs coreligionnaires enfermés à Malines, des secours en vêtements, créant des homes pour les vieillards et les enfants juifs que la Gestapo avait consenti à ne pas déporter”.

11.5 Une réhabilitation en sourdine

Il n’empêche qu’en reconstituant ses institutions et organisations avec le retour au pays de leurs principaux dirigeants d’avant-guerre absents depuis mai 1940, le judaïsme officiel écarte des institutions consistoriales et communautaires les personnes restées en Belgique pendant l’occupation et dont l’activité dans l’A.J.B., y compris dans ses homes, n’obtient pas l’aval du C.D.J. Ce dernier n’a pas attendu le retour du gouvernement belge et des notables d’avant-guerre pour “s'accaparer de tout le pouvoir” et “ten[ir] à l'écart” les “anciens dirigeants de l'association”, comme le déplore l’un d’eux en constatant, trois semaines après la fin d’une occupation nazie et antisémite, qu’à son point de vue, “les affaires juives sont démontées[24]! Sortis de l’ombre, les résistants juifs les prennent en mains, le C.D.J. continuant à administrer les rescapés de la clandestinité dans le cadre désormais d’une Aide aux Israélites Victimes de la Guerre , l’A.I.V.G.

Les dirigeants du judaïsme consistorial lui empruntant le pas ne suivent toutefois pas la résistance juive dans sa détermination à ‘épurer’ la communauté rescapée de l’occupation. Ils laissent une exception hautement significative dans l’ostracisme qui frappe les anciens notables de l’A.J.B. car elle annule la portée morale de cette mise à l’écart. Son ancien président, Salomon Ullmann, le Grand Rabbin du temps de l’occupant qu’on n’a pas démis de son titre pendant l’instruction de son affaire devant l’auditorat militaire, conserve sa fonction jusqu’à son décès en ... 1957.

Cette ambiguïté préfigure les tentatives répétées de réhabilitation en sourdine de l’A.J.B. De manière très révélatrice de la tendance, ce révisionnisme juif se faufile dans l’ouvrage qui inaugure en 1965 l’historiographie des Juifs de Belgique pendant l’occupation[25]. L’opuscule est publié pour le vingt-cinquième anniversaire de l’invasion du pays. Il est, à tous égards, apologétique. Il concerne Les Belges face à la persécution raciale et entend, à leur égard, “remplir, au nom de tous les Juifs de Belgique, un devoir élémentaire de profonde gratitude”, comme l’écrit son préfacier, ancien président du Consistoire Central Israélite.

Ce dernier a dirigé cette enquête sur les Belges, confiée à l’épouse d’un ancien membre du comité local de l’A.J.B. de Liège. L’auteur remplit certes son devoir. Son texte fait le panégyrique d'une Belgique exemplaire rassemblée comme un seul homme derrière sa famille royale pour le sauvetage de ses Juifs. La Belgique dont il s’agit ici est cependant la Belgique officielle, car ce petit livre d’une centaine de pages en accorde moins d’une dizaine à la résistance et à la population. En revanche, il insiste longuement sur les interventions des autorités belges de l’occupation, la Reine Elisabeth en particulier, et le concours qu’elles ont apporté à l’A.J.B. dans son action sociale en faveur des détenus de Malines et des enfants des homes juifs légaux.

Ce premier coup d’essai est très symptomatique des querelles de la mémoire juive en Belgique. Dans ce petit pays où ses disputes intestines se manifestent plutôt par des comportement qu'à travers des débats, la réhabilitation de l'A.J.B. prend option sur l’historiographie en lui imposant par avance sa vérité d’écriture. La parution des Belges face à la persécution raciale où la résistance est si mal lotie devance de huit ans la publication en 1973 qui doit beaucoup aux remous que ce petite livre a suscités d’un ouvrage enfin consacré au Comité de Défense des Juifs. Traitant – en termes de résistance – du sauvetage clandestin des enfants juifs, cette étude de Lucien Steinberg ne peut faire l’impasse - l’auteur est historien – sur ce qu’il qualifie de “rôle des plus néfastes” de l’A.J.B. au moment crucial des grandes déportations de l’été 1942[26]. Mais l’historien français, appelé à la rescousse d’une mémoire juive en dispute, y compris au sein de la résistance[27], tente d’échapper à ce piège belge en dépassant ses tensions intestines avec une théorie des deux A.J.B. qui avait déjà égaré l’enquête judiciaire de 1945-1947. Dans cette interprétation, il y aurait eu une A.J.B. “servant de couverture aux déportations effectuées par l'occupant” au cours de l'été 1942, et une autre, datant de l’automne qui serait devenue la “couverture officielle de nombreuses entreprises du C.D.J.”.

Cette lecture en double part évacue la problématique historique de la politique de présence et de moindre mal des notables de la communauté juive, une politique dont ils exploitent toutes les ressources jusqu’à la veille de la libération, et notamment en installant sur ordre de l’autorité d’occupation un réseau d’homes d’enfants et d’asiles de vieillards.

Ce sont justement les anciens pensionnaires de ces homes de l’AJB qui seront à la fin des années ’80 le point d’appui d’une autre tentative plus consistante et toujours en cours de réhabiliter non pas une institution créée sur ordre de l’occupant nazi pour exécuter ses ordres antijuifs, mais ces Juifs qui en ont été les acteurs et dont on reconstruit, pour les besoins de la mémoire collective, une image enfin présentable[28].

Comme dans les années ’60, il s’agira dans ce débat de mémoire d’anticiper le mouvement en imposant d’emblée son écriture. Dans ce temps des derniers témoins de la déportation et de la résistance, la mémoire juive se transforme avec la prise de parole d’une nouvelle génération, celle de l’Enfant caché qui prend le relais. Le phénomène nouveau ouvre un nouveau champ dans l’historiographie. Tandis que “la mémoire des enfants juifs cachés pendant la Seconde Guerre mondiale” fait l’objet d’une recherche universitaire en 1992-1993[29], Viviane Teitelbaum rédige le livre qu’elle publie en 1994 sous le très beau titre de Enfants cachés, les larmes sous le masque[30]. La même année paraît le livre de Dominique Zachary, La patrouille des enfants juifs sur le home de Jamoigne[31].

Mais ce chantier historiographique de l’enfance juive est pourtant déjà grevé de l’hypothèque de l’A.J.B. et de ses homes d’enfants.

11.6   L’hypothèque des homes de l’A.J.B.

Avec une avance de cinq ans, les homes de l’A.J.B. et leurs enfants occupent le terrain. En 1989, Sylvain Brachfeld publie en Israël et à compte d’auteur un livre en français qui leur est consacré. L’ouvrage s’essaie à faire la balance entre “la signification positive ou négative des homes dans le cadre de l’histoire de la Shoah en Belgique” et, dans cette conception curieuse du travail historique, il s’efforce de déterminer “si les gens de l’A.J.B. ont collaboré avec les Allemands au détriment de la population juive, ou au contraire, ont aidé – directement ou indirectement, volontairement ou malgré eux à sauver les enfants[32]. Le lecteur risque de se perdre dans les méandres de ce discours de la mémoire. Pour qu’il s’y retrouve, le titre du livre frappé du sigle SS en lettres gothiques ne laisse aucune ambiguïté sur la démarche de l’auteur: “Ils n’ont pas eu les gosses”.

Dans le sillage de cette inversion de l’histoire, ces homes de l’A.J.B. dont les pensionnaires ont donc échappé à la déportation deviennent, en 1997, “le récif de l’espoir[33]. Dans ses “souvenirs de guerre”, l’ancienne directrice du Home de Wezembeek-Oppem n’explicite pas ce titre flatteur, mais très significativement, elle signe ses mémoires de son double nom d’épouse et de jeune fille. Une telle signature n’est pas anodine. A l’époque, Marie Albert n’était pas encore l’épouse d’Alfred Blum que son texte appelle familièrement Freddy. Bien que cela n’apparaisse guère dans ses souvenirs de guerre, son futur époux fut un des personnages-clef du comité local de l’A.J.B. de Bruxelles. Officiellement, il en était le trésorier, mais son rôle - à en juger par les traces qu’il laisse dans les archives de l’A.J.B.[34] - ne se limite pas à cette fonction. Elle n’est pourtant nullement négligeable dans cette administration obligatoire des Juifs de la capitale qui leur impose de lui verser un impôt d’adhésion dans des termes dont une pétition dénonce alors “le ton par trop impératif[35]. Ce “Freddy” des mémoires de l’ancienne directrice n’était pas seulement l’un de ces “fils de [ces] notable[s]” de l’A.J.B. qui s’activent dans son administration et dont les pères “n’étaient pas murs politiquement”, au jugement de l’épouse Alfred Blum un demi-siècle après[36].

L’auditorat militaire, instruisant l’affaire Ullmann et consorts, jugea qu’en tout état de cause, Alfred Blum y avait sa place et que son rôle personnel parmi ces notables aurait été même plus déterminant que celui de son père. La justice belge fit par contre l’impasse sur les titres de Marcel Blum à figurer dans une procédure à charge d’incivisme. Pourtant, c’est le père qui, membre du conseil d’administration de la Communauté israélite de Bruxelles avant la guerre et son président dès sa reconstitution sous l’occupation, signe en cette qualité le fameux appel à l'obéissance, pendant la grande vague des déportations de 1942. Sa signature personnelle - comme d’autres - signale que l’appel n’émane pas seulement du comité directeur de l’A.J.B., mais des présidents du judaïsme dans ses institutions de l’occupation, qu’elles se fondent sur les ordonnances de l’occupant ou sur la loi belge[37]. L’administration militaire allemande intéressée à ce ralliement du judaïsme belge retiendra, à l’automne 1942, la candidature du président de la Communauté israélite à la succession du Grand Rabbin démissionnaire à la présidence de l’A.J.B. Marcel Blum préside ainsi son comité directeur pendant les deux dernières années et jusqu'à sa dernière séance qu’il tient non plus au siège officiel de l’institution, mais dans les Établissements Blum et fils.

Le lecteur du “récif de l’espoir” n’y devinera guère cet arrière-plan des “souvenirs” de l’ancienne directrice d’un des homes de l’A.J.B. Il n’y lira qu’une image qui se veut acceptable pour la mémoire juive de cette institution juive légale de l’occupation nazie. Dans ce temps de la mémoire où les enfants juifs sont un enjeu essentiel, Marie Blum-Albert et son “home d’enfants juifs” pendant “la guerre” sont le fer de lance d’une véritable entreprise de lobbying au sens propre du terme.

La publication des “souvenirs” en 1997 n’en est pas la première étape et sans doute pas non plus la dernière. Cinq ans plus tôt, l’opération Blum-Albert obtient un premier succès en gagnant à sa cause rien de moins que le Sénat des États-Unis. Dans sa commémoration de l’Holocauste, il lui décerne le titre d’“héroïne de Wezembeek-Ophem[38]. Avec ce panégyrique américain, son home entre dans la commémoration comme le lieu où les “enfants sont logés, nourris, éduqués, et surtout cachés de la Gestapo ”. L’association The Hidden Child - l’Enfant caché en anglais - s’empresse aussitôt d’octroyer sa reconnaissance publique à “the heroine of Wezembeek, Belgium [39].

Par ce détour américain, la citoyenne belge Marie Blum-Albert qui aurait donc sauvé 50 à 100 enfants juifs de la “brutalité de l’Holocauste“ accède à un statut qu’elle n’a pas revendiqué dans son propre pays au temps de la reconnaissance nationale. Dans l’après-1945, l’État belge reconnaissant les services rendus accordait le titre de résistant civil entre autres aux personnes qui avaient sauvé des Juifs en les cachant. C’est dans ce cadre que le C.D.J. se voit reconnaître comme mouvement de résistance civile habilité à décerner les attestations indispensables à l’attribution du titre revendiqué.

A défaut de cette reconnaissance belge, Le récif de l’espoir s’autorise du certificat américain pour justifier les droits de son auteur à ce titre d’“héroïme de Wezembeek-Ophem”. Sous la plume de Marie Blum-Albert, les homes de l’A.J.B. deviennent donc “en quelque sorte [le] paravent à l’organisation de l’enfance cachée”. Mais, à l’en croire, ils offraient bien d’autres avantages: “nous avons recueilli, élevé et soigné des enfants dont personne ne voulait”, prétend-elle[40], parce qu’ils auraient été fichés à la police SS[41]. L’ancienne directrice se fait même un titre gloire de leur avoir apporté une “éducation sioniste” et “juive”. Elle leur a évité ainsi “le traumatisme supplémentaire d’avoir à changer de nom, à jouer les enfants de choeur ou à faire semblant de prier[42]. Dans ce discours de la mémoire où la parole du témoin envahit l’espace de l’histoire, l’A.J.B. est donc pleinement justifiée d’avoir ouvert et maintenu ces homes d’enfants. Ses notables n’étaient donc peut-être “pas murs politiquement”, mais du moins, en permettant à leur personnel d’organiser l’hébergement des enfants, ils avaient tout de même vu juste.

L’historien, qui n’a d’autre devoir que le respect des faits, notera que ce discours d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. A l’époque, le témoin ne se détermine nullement en référence au “traumatisme supplémentaire” de l’enfant caché contraint de ne pas paraître juif pour sa sauvegarde physique. Cette ancienne secrétaire d’un établissement consistorial d’avant guerre - la Société Israélite d’Assistance Antituberculeuse - n’a pas la moindre expérience personnelle de la vie clandestine, lorsqu’elle accepte de garder sous la surveillance de la police SS les enfants confiés à l’A.J.B. Elle ignore et ne cessera d’ignorer le monde clandestin de l’enfance cachée. Personnellement, elle n’a pas le moindre contact avec l’équipe clandestine qui, au C.D.J., s’occupe effectivement de cacher les enfants, c'est-à-dire de leur trouver des places et de pourvoir à leurs besoins. Ces militantes de la clandestinité sont absentes des souvenirs de guerre de l’ancienne directrice et n’appartiennent pas à son histoire personnelle.

Sans doute, comme se plaît à le mentionner Marie Albert, à l’A.J.B., “certains de ses membres travaillaient pour les deux organisations[43]. Mais, ce faisant, ils n’agissaient justement pas avec son approbation et compromettaient par ce comportement illégal, sa propre politique légaliste de présence et de moindre mal.

11.7  Un “paravent à l’organisation de l’enfance cachée”?

Le comité directeur de l’A.J.B. ne manque pas, le 4 juin 1943, de rappeler à ses collaborateurs et à son personnel que l’activité de l'institution juive s’exerce "dans le cadre des lois belges et des ordonnances de l'autorité occupante". Ce rappel à l’ordre intervient, non pas le surlendemain, mais bien quinze jours après que l’officier SS des affaires juives a fait arrêter Maurice Heiber, ainsi que sa femme, Estera.

Cette arrestation survient après que les partisans ont enlevé 15 enfants que les traqueurs de Juifs venaient de localiser au Couvent du Très Saint-Sauveur, à Anderlecht. L’enlèvement provoque la colère de l’officier SS qui, arrêtant Heiber, convoque le lendemain les directeurs de l’A.J.B. D'après le compte rendu laconique qu'ils rédigent pour leurs collègues, le chef S.S. leur déclare qu'“il soupçonnait l'Association d'être en relation avec des groupements terroristes. Cette assertion”, insiste le document juif officiel, “fut réfutée au moment même par les membres du comité directeur et plus tard par Mr. L. Rosenfeld lors de ses visites au service de sécurité". Le journal d’un des directeurs précise qu’ils assurèrent l’officier SS qu'ils ignoraient “tout de cette histoire et que le fait d'avoir enlevé les enfants était contre [leur] intérêt”. Aussi, “après avoir reçu un blâme parce que nous ne savions pas ce qui se passait en dehors de l'A.J.B., nous pûmes partir”, confie-t-il à son journal[44].

Le blâme est, à tous points de vue, amplement justifié.

A l’époque des faits - au contraire de ce qu’une mémoire complaisante veut faire passer –, l’institution juive ne s’implique en aucune manière dans les pratiques clandestines et illégales de ceux de ses cadres, quelques-uns seulement, qui “travaillent” pour le C.D.J. Très significativement, l’arrestation de Maurice Heiber n’amène aucunement son successeur au service des enfants de l’A.J.B. à s’engager dans le travail clandestin. Alfred Blum - car c’est de lui qu’il s’agit - , étendant le réseau des homes pendant l’été 1943, ne prend même aucune disposition conspirative pour assurer la sécurité de leurs pensionnaires, en cas de danger. Et, dans ce temps de l’histoire, “le récif” de son amie, la directrice du home de Wezembeek-Ophem fonde tout son “espoir” sur la seule existence légale de l’établissement.

Pourtant, avec le rassemblement de plusieurs centaines d’enfants dans quelques bâtiments, le risque d’une arrestation massive est prévisible. Il en est de même avec les nouveaux asiles de vieillards. On le sait à l’A.J.B. S’agissant des vieillards qui sont des adultes, le comité de Bruxelles de l’A.J.B. décide, en guise de mesure de précaution, que “les personnes y admises signeront un formulaire dégageant la responsabilité de l'Association, attestant que celle-ci ne peut donner aucune garantie de sécurité. L'Association ne peut, en effet, laisser aux pensionnaires l'impression qu'ils sont complètement en sécurité. Les pensionnaires y séjourneront donc sous leurs responsabilités[45].

Quoiqu’il soient conscients de ce que la sécurité de leurs pensionnaires reste aléatoire, les responsables de l’A.J.B. ses directeurs comme ses chefs de service et directeurs ou directrices de ses établissements ne conçoivent d’autre alternative que légale. Aussi lorsqu’à la fin d’août 1944, devant la menace d’une rafle monstre des Juifs légaux, ils décident enfin de saborder l’A.J.B., c’est aux autorités belges qu’ils confient leurs pensionnaires. Avec l’effondrement des immunités dont ils n’ont cessé de jouer, eux-mêmes font ce que la plupart des Juifs ont fait deux ans plus tôt: ils se cachent. Mais, ils découvrent soudain ce qu’ils n’ont pas pu concevoir en 1942 qu’en l’absence de toute institution juive légale, la responsabilité de l’hébergement des vieillards et des enfants que les autorités allemandes avaient décidé de ne pas déporter provisoirement incombait aux institutions officielles belges et, en conséquence, impliquait directement les autorités belges dans leur protection. Et, en effet, sabordant l’A.J.B. à moins de quinze jours de la libération, ils remettent les asiles de vieillards à la Commission d’assistance publique de la ville de Bruxelles.

Quant aux enfants, ils les confient à l’institution qui intervient déjà dans la gestion des homes juifs, l’Oeuvre Nationale de l’Enfance. Le lecteur du “récif de l’espoir” apprendra certes que la directrice du home de Wezembeek-Ophem “se rendi[t alors] en castastrophe à l’O.N.E. où [elle] supplia Melle Névejean de trouver des refuges pour les enfants. Ce dont elle s’acquitta avec diligence[46]. Mais ce lecteur, pour peu qu’il s’interroge, ne comprendra pas, avec ces “souvenirs de guerre” de Marie Blum-Albert, comment il se fait qu’Yvonne Névejean, la directrice d’une institution officielle ayant pignon sur rue comme l’A.J.B., soit ainsi en mesure de donner immédiatement des “instructions” pour conduire en lieux sûrs ces enfants juifs demeurés dans la légalité jusqu’à ce que les SS des affaires juives se décident à les arrêter.

L’explication détruirait toute la reconstruction des mémoires de l’ancienne directrice d’un home de l’A.J.B. C’est qu’à la différence de Marie Albert, épouse Alfred Blum, Yvonne Névejean qui n’est pas juive, est, quant à elle, et depuis la fin de 1943, membre de la commission enfance du Comité de Défense des Juifs avec qui elle collabore activement depuis le printemps précédent. Or, ce qui a décidé ce haut fonctionnaire d’état à s’engager ainsi, avec ses principaux collaborateurs, dans une action illégale de résistance, c’est paradoxalement son implication officielle, dès l’été 1942, dans les homes de l’A.J.B. et plus particulièrement, celui de Wezembeek-Ophem.

C’est avec son concours que ce nouveau home s’ouvre en septembre 1942. Il est réservé exclusivement aux enfants que les autorités d’occupation disent “abandonnés”. Ils sont, en août, quelques dizaines que leurs parents convoqués à Malines ont laissé à des voisins, lesquels en toute innocence les ont renseignés au service social de l’A.J.B. que dirige alors Maurice Heiber. L’occupant ne l’ignore pas et interdit leur présence chez des particuliers ou dans des établissements non juifs. Leur hébergement incombe à l’A.J.B. comme l’ouverture des écoles primaires juives à la toute prochaine rentrée scolaire. A Bruxelles, seules deux écoles fonctionneront effectivement dont l’une précisément au nouveau home de Wezembeek-Ophem. C’est qu'entre-temps, les rafles ont commencé et, à l’A.J.B., Maurice Heiber, en charge du dossier du nouvel home à installer, s’inquiète, d’autant que l’officier SS des affaires juives suit les préparatifs de loin mais avec vigilance.

Heiber, entré à l’A.J.B. par philanthropie, commence à réaliser le piège où elle le conduit. A ce moment, la résistance juive ne l’a encore recruté. Mais, lui n’a pas besoin de ce contact pour redouter le pire pour la sécurité des enfants dont il prépare le rassemblement dans le nouveau home. Le 20 septembre 1942, il confie son appréhension à Yvonne Névejean. D’après le compte rendu de l’entretien qu’on ne trouve évidemment pas dans les annexes du “Récif de l’espoir”, le haut fonctionnaire du ministère de la santé publique et de la famille “ne pouvait concevoir les rumeurs et les craintes qui circulent à ce sujet". Dans son rapport, Heiber acte la réponse d’Yvonne Névejean: elle "m'a confirmé que l'O.N.E. lutterait pour cette question et que tout son crédit serait engagé pour cette défense[47].

Il ne faut guère plus d’un mois pour qu’Yvonne Névejean réalise que les craintes de Maurice Heiber sont pleinement fondées. Le 30 octobre, la femme d'ouvrage non juive du home de Wezembeek-Ophem, Julia Dehaes avertit l’O.N.E. par téléphone que les Allemands viennent de rafler les 80 Juifs, qui s’y trouvent, enfants et personnel. Névejean, en catastrophe, alerte la reine Elisabeth dont l’intervention immédiate auprès de l’administration militaire fait libérer les enfants de Malines.

Les tribulations dramatiques des enfants, libérés in extremis et ramenés à Wezembeek-Ophem, comptent sans doute pour beaucoup dans la manière dont la directrice de l'O.N.E. conçoit désormais la défense des enfants juifs. Le comité qui l'organise dans la clandestinité lui rend à la fin de 1943 l’hommage qui convient. "C'est quelques mois après le début de l'action qu'on entra en contact avec la direction d'une des principales oeuvres du pays qui s’intéressait vivement à notre travail”, signale le rapport du C.D.J. en Suisse, “et si l’on a pu continuer sans arrêt le nouveau placement [des enfants], c'est grâce à l'aide morale aussi bien que financière qui fut prodiguée de ce côté[48].

11.8 Des homes juifs de l’occupant !

Le revirement de la directrice de l’O.N.E. après la rafle du home de Wezembeek-Ophem comme l’adhésion de Maurice Heiber au Comité de Défense des Juifs indiquent bien que les homes de l’A.J.B. n’appartiennent à l’histoire du sauvetage des enfants juifs pendant l’occupation nazie. Les acteurs parmi les plus impliqués dans le sauvetage ne conçoivent pas les homes comme ce “paravent à l’organisation de l’enfance cachée” qu’une mémoire en mal de légitimité veut faire passer pour de l’histoire. A l’époque des faits - in tempore non suspecto, devrait-on dire –, loin de leur apparaître comme un “récif de l’espoir”, ils y redoutent un réel péril pour la sécurité des enfants juifs.

"J'étais atterré", écrit le père Bruno Reynders, en novembre 1943. Le moine bénédictin de Louvain avait placé cinq enfants juifs au home des Anges, à Néchin. “Après un temps assez court”, explique-t-il dans ce billet à un militant liégeois de ce réseau chrétien de placement, “ la Supérieure apprit que ces enfants étaient juifs”. Prise de peur, elle exige leur départ et, malgré l'insistance du Père Bruno, elle expédie les enfants à l'A.J.B.[49]

Certes à cette date, – car il n’en est pas ainsi auparavant, du moins dans le cas de l'orphelinat israélite d’Anvers qui servait d’annexe de la prison de la Begijnenstraat – les enfants qui parviennent à l’A.J.B ne sont pas conduits au camp de rassemblement de Malines. Ils proviennent même des polices allemandes qui, les ayant arrêtés, les lui confient, parce que les SS de Malines ne sont pas autorisés à les joindre aux convois en partance pour Auschwitz. Non pas qu’on ait cessé, avec l’ouverture de centres d’hébergement à l’A.J.B., de déporter des enfants ou des vieillards. Sur les 5.000 enfants et adolescents de moins de 16 ans déportés, 1.200 le sont en 1943 et 1944, dans les années où le réseau des homes de l’A.J.B. connaît sa plus grandes extension, avec 7 établissement et quelques 600 pensionnaires.

Les dirigeants de l’AJB perçoivent ce paradoxe, mais leur stratégie de présence et de moindre mal leur interdit d’en saisir la portée. "On n'y comprend rien du tout", avoue l’un des directeurs après la visite de l’officier SS des affaires juives au nouvel hospice juif d'Auderghem, le 25 août 1943. Le notable juif se demande "ce que ces gens ont comme idée derrière la tête. D'un côté, ils prennent les gens dans leur maison et les envoient en Pologne ou ailleurs. D'un autre côté, ils sont intéressés à ce que les vieux soient mieux logés et ne manquent de rien"[50]. Et ce directeur de l’AJB révèle le ressort de sa politique de présence: "Nous, cela nous intéresse beaucoup parce que c'est toujours du temps de gagné et cela est, pour le moment, beaucoup plus important".

Ce rassemblement d’enfants et de vieillards assignés à résidence dans le ghetto de l’A.J.B. et sous sa responsabilité est aussi, pour l’officier SS des affaires juives, une manière de gagner du temps. Alors que ses traqueurs s’épuisent à les débusquer au coup par coup, il saisit l’opportunité de l’ouverture des nouveaux centres d’hébergement pour tenter de faire sortir les Juifs de leurs cachettes. Il charge l’A.J.B. d’annoncer une amnistie générale. Lui donnant ses instructions, il l’assure que les personnes concernées, “qui s'étaient cachées jusqu'à présent ne seront pas inquiétées de ce fait une fois qu'elles auront réintégré un domicile légal[51]. L’“idée derrière la tête” qui inspire sa sollicitude et sa bienveillance se laisse deviner avec le précédent de la rafle du home de Wezembeek-Ophem.

Cette rafle dans un home installé à peine depuis un bon mois indique, dans le contexte des grandes déportations de 1942, l’acharnement des policiers SS et leur empressement à tout tenter pour accomplir leur tâche, quelles qu’en soient les difficultés. Cette descente sur Wezembeek-Ophem survient, en effet, à la veille du dernier transport de l’année. La formation des deux convois qui le constituent, les convois XVI et XVII, donne la mesure des difficultés des SS des affaires juives, depuis qu’ils ont perdu le contrôle de la masse des Juifs. Ils n’ont pu réunir le contingent à déporter, le 31 octobre, avec les détenus du camp de rassemblement. Il se compose à 80 % des “travailleurs obligatoires” que l’administration militaire à déporter pendant l’été dans les camps de l’organisation Todt au Nord de la France. A la demande de la police SS, elle l’a autorisée à les faire rapatrier sur Malines.

Les SS n’ont pas manqué, en recourant à l’A.J.B., de profiter de la circonstance pour élargir la part du camp de rassemblement dans ce dernier transport de 1942. Convoquant le délégué juif le 30 octobre, l’officier SS des affaires juives lui annonce l’arrivée des “travailleurs obligatoires” et lui intime l’ordre de prévenir, “par tous les moyens possibles”, les familles “qu’elles peuvent se rendre à Malines pour y rejoindre leurs parents”. “Tout doit être exécuté aujourd’hui”, rapporte le représentant de l’A.J.B. à son comité directeur. Mais, désormais plus rien ne peut l’être. L’A.J.B. n’a pas plus d’emprise sur l’ensemble de la population juive que les officiers SS. Son domaine s’est réduit comme une peau de chagrin. Et la fébrilité des SS des affaires juives réduit plus encore son audience. A défaut d’atteindre la masse des Juifs, ils se rabattent sur ses institutions. Le 27 octobre, ils font une descente à l’école juive de la rue Allard à Uccle où ils arrêtent les instituteurs de nationalité non belge qui seront déportés. L’autre école juive que l’A.J.B. est parvenue à organiser est au home de Wezembeek-Ophem. Ils y descendent le 30 octobre, arrêtant non seulement les instituteurs, mais également les enfants du home et son personnel.

Le récif de l’espoir - ces “souvenirs de guerre dans un home d’enfants juifs” - débute curieusement par le récit de cette rafle comme s’il instituait l’“héroïne de Wezembeek-Ophem” dans ses droits à la reconnaissance américaine qui honore Marie Blum-Albert depuis 1992. Dans la lecture américaine, à ce “moment crucial”, la directrice du home “intervient, refusant fermement d’aider les Allemands à les prendre”, en sorte qu’avec “l’aide de la Reine Elisabeth , ils furent finalement sauvés”. Dans le récit personnel de l’ancienne directrice, le “docteur” Holm, le “chef SS” – en réalité, cet ancien marin dépourvu de quelque titre universitaire que ce soit n’est même pas officier SS, seulement sergent-major – ne lui laisse pas le choix ni de l’obligation normale, ni surtout celui de l’héroïsme[52]. Lui n’a “cure” de sa nationalité belge et l’emmène à Malines comme tous les autres pensionnaires qui, étrangers, ne sont pas protégés par leur nationalité[53]. La directrice du home n’accompagne pas les enfants arrêtés parce qu’elle assumerait la responsabilité morale de leur protection, quelles que soient les circonstances. Elle n’a pas non plus décidé de sacrifier sa liberté ou sa vie en les suivant. C’est à la caserne Dossin que l’adjoint du commandant, le capitaine SS Rudolf Steckmann lui “donna le choix: je pouvais quitter le groupe ou quitter la caserne”. Elle choisit ... cette dernière solution. A ses dires, “il fallait” qu’elle soit “libre” pour “donner l’alerte, puisque l’O.N.E. n’avait apparemment rien pu faire[54]. Dans cette urgence pourtant, l’“héroïne de Wezembeek” reste à attendre sur un banc à la garde de la caserne que le camion de l’A.J.B. vienne la reprendre. Entre temps, tout s’est joué en dehors de l’intervention de ce témoin qui n’a aucune prise sur l’événement. Si ce n’est la référence à l’O.N.E. d’Yvonne Névejean et à la Reine Elisabeth , son récit ne permet même pas de comprendre cette libération, le jour même de leur arrestation, des enfants et du personnel du home raflé.

 Cette libération paradoxale inscrit la problématique tout aussi paradoxale des centres d’hébergement de l’A.J.B. dans les contraintes qui hypothèquent la politique générale du pouvoir d’occupation, y compris dans la question juive. Dans le traitement de celle-ci, l’administration militaire a le souci constant, ainsi qu’elle le rappelle à la police SS pendant la grande vague des déportations, d’éviter tout ce qui pourrait avoir “des conséquences extrêmement fâcheuses au point de vue politique[55]. L’action antijuive qui se déroule dans son territoire ne peut provoquer une crise politique avec les autorités belges et compromettre leur participation indispensable à l’administration du pays.

C’est pourquoi la police SS n’est pas autorisée, en 1942, à déporter des Juifs de nationalité belge, et ce non pas, comme persiste à le dire une mémoire tronquée, “selon un accord négocié par S.M. la reine Elisabeth[56]. C’est tout autant pour amortir l’impact des déportations et prévenir les interventions possibles des autorités du pays que l’administration militaire substitue en 1943 à l'immunité des Juifs belges arrivée à échéance l’exception des enfants dits abandonnés et des vieillards[57].

La création et l’extension du réseau d'hébergement ne résultent pas d’une stratégie de défense juive dont l’A.J.B., ses dirigeants et son personnel, seraient les acteurs. Les homes d’enfants et les asiles de vieillards témoignent du sens de l’opportunité ... des autorités militaires d’occupation. C’est toujours l’administration militaire qui décide et autorise et l’AJB qui, exécutant les ordres sous le contrôle de l’officier SS des affaires juives, y adapte sa politique de présence et de moindre mal, un moindre mal à chaque fois plus étriqué.

 La mémoire courte des acteurs de cette politique de présence peut certes présenter l’A.J.B. comme le “récif de l’espoir”. C’est qu’effectivement les pensionnaires de ses établissements n’ont pas été déportés. Mais, ils ne sont pas, dans l’histoire, les heureux bénéficiaires d’une autre liste Schindler que des gens de l’A.J.B. particulièrement astucieux seraient parvenu à concocter en neutralisant l’un ou l’autre Führer SS du camp de rassemblement ou de la Judenabteilung ,. Les enfants assignés à résidence dans les homes juifs de l’occupation nazie doivent la vie aux atermoiements opportunistes des services allemands et surtout à la rapidité de l’avance des armes alliées qui précipite leur débâcle dans le pays occupé. Ces circonstances historiques – et elles seules – expliquent pourquoi les enfants du ghetto ne prennent pas place, comme ceux de France, dans le tout dernier convoi parti vers Auschwitz. Si, dans le cas belge, les SS “n’ont pas eu les gosses”, c’est tout prosaïquement parce qu’ils n’en ont pas eu le temps.

Dans sa trivialité, l’histoire est toujours rebelle aux complaisances d’une mémoire en mal de légitimité.


*Publié dans la revue Points Critiques, n° 60, août/septembre 1997 et repris dans  Cahiers d'Histoire du Temps Présent, Bruxelles, n°3, 1998, pp. 340-370.

[1]. CDJC-CCXX-VII a 13 (BG 5219) “Service des Affaires étran­gèr es, Bruxelles, 24 septembre 1942, signé: Bar­gen”.
[2]. CREHSGM Copie Bundesarchieven, Koblenz, Belgien R 70,Le délégué du chef de la police de sécurité, Bruxelles, le 15 juin 1944, Nouvelles de Belgique  et du Nord de la France , n° 12/44, p.18; voir aussi CDJC LXXVI-17 Rapport d'activité n° 28 de l'administration militaire  pour le mois d'avril l944”, p. 8.
[3]. CDJC CDVCVI-6 "Rapport d'activité n°22 de l'administration militaire  pour la période du 1er septembre - décembre 1942", p. A 38-39
[4]. Voir le chapitre VI dans M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs 1942-1943, Éditions Vie Ou­vrière, Bruxelles, l987, t. IIIe,  vol. 2.
[5]. “Chef de l'administration militaire , le 15 octobre 41. Objet: création de l'Association des juifs en Belgique . signé: Froitheim”, voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil,1942, Les cent jours de la déportation des Juifs de Belgique, Éditions Vie Ou­vrière, Bruxelles, l984, t II, p. 87.
[6]. Ministère de la Santé Publique-Bruxelles “Association des Juifs en Belgique , PV du comité directeur, Rap­port présenté par Mr. Rosenfeld sur ses entrevues au Service de sécurité avec le lieutenant SS  Asche , les 10 et 14 novembre 1942” . Cité désormais MSP/AJB/
[7]. MSP/AJB/Procès-verbaux du comité local de Bruxelles, compte rendu de l'activité du comité local de Bruxelles au cours du mois de janvier 1943” .
[8]. MSP/AJB/"PV du comité direc­teur, Rapport sur l'entrevue du 25.1.1943 entre Messieurs Erdmann et Rosenfeld” (Le capitaine SS  F. Erdmann était le nouveau chargé des affaires juives); sur la rafle et ses conséquences, voir M. Steinberg, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol.1, pp. 52-55
[9]. Archives M. Steinberg, “L’Étoile et le Fusil”. A.J.B. "Compte rendu de l'activité du comité local de Bruxelles au cours du mois de janvier 1943".
[10]. MSP/AJB/PV.CD. "Séance du jeudi 26 août 1943. Entretien au Service de Sécurité , le 26.8.1943". Voir  M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol. 2., p. 232.
[11]. Sur les circonstances de cette rafle non advenue, voir M. STEINBERG, La Traque des Juifs, vol. 2., p. 236 qui se fonde principalement sur les dépositions de Johannes Frank , l’ancien commandant du camp de rassemblement  de Malines  et Constantin Canaris , l’ancien chef supérieur de la SS  et de la police en Belgique  occupée.
[12]. Les quelque 4.000 Juifs du ghetto de la fin de l’occupation comptent pour 10% parmi les 37.000 Juifs de Belgique  qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale.
[13]. M. DONNET, “Le procès de l’A.J.B. n’aura pas lieu, analyse du dossier 8036/44 de l’Auditorat Militaire de Bruxelles”, Mémoire pour l’obtention du diplôme complémentaire d’Etudes en Histoire, 1992-1993, K.U.L., p. 36.
[14]. “Nous persévérerons”, in Unzer Wort, fin mai (1944). Voir à ce propos M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours de la déportation des Juifs de Belgique , Éditions Vie Ou­vrière, Bruxelles, l984, t. II, p. 181.
[15] . “Les masses juives sous la botte de l'occupant et notre réponse, c'est la lutte”, in Unzer Wort , n°1, décembre 1941, voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours de la déportation, p. 112
[16]. Voir à ce propos M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours de la déportation, p. 185.
[17]. Archives M. Steinberg “L’Étoile et le Fusil”, AJB "rapport sur l'incident survenu en date du samedi 25 juillet 1942 au local sis 56, boulevard du Midi à Bruxelles où s'effectuait la recopie des fiches individuelles des membres de l'AJB”. Voir à ce propos M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours, p. 175.
[18]. "Résistez aux bourreaux antisémite s et frappez leurs complices”, in Le Drapeau rouge, n° 35, septembre 1942. Voir sur l’attentat et ses suites, M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours, pp. 213 à 220. On notera à ce sujet qu’en dépit des faits historiquement établis, M. Blum-Albert persiste à imputer la rafle du 3 septembre 1942 à l’attentat du 29 août. “En réalité”, écrit-elle gommant les deux razzias nocturnes des 15 et 28 août 1942, “ce geste que la résistance considérait comme un acte de bravoure se retourna contre la population juive. Des rafles sauvages, de jour comme de nuit, se substituèrent au système de la convocation” (M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, souvenirs de guerre dans un home d'enfants juifs, Presses interuniversitaires européennes, coll. Mémoires d'Europe, Bruxelles, 1997,  p. 49-50).
[19] ."Scandale à Bruxelles. Morts pour la patrie", in Volksche Aanval, 14, 4 avril 1942.
[20] . Justice Libre, n° 5, avril 1942.
[21] . M. DONNET, “Le procès de l’A.J.B. n’aura pas lieu", p. 61.
[22] . Ibidem, p.  67-68.
[23] . Ibidem, p. 72.
[24] . S. VANDENBERG, "Journal de guerre”, entrée du 25 septembre 1944. Voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours, p. 106.
[25]. B. GARFINKELS, Les Belges face à la persécution raciale 1940-1944, CNHEJ-ULB, Bruxelles, 1965
[26].  L. STEINBERG, Le comité de défense des Juifs en Belgique  1942- 1944, C .N.H.J., Bruxelles, 1973, p. 64.
[27]. Voir à ce sujet, M. STEINBERG, "Les débats d'une mémoire", in P. BRODER, Des Juifs debout contre le nazisme, présenté par Maxime Steinberg , EPO, Bruxelles, 1994.
[28]. La démarche de Sylvain Brachfeld est à cet égard révélatrice. Interrogeant deux anciens directeurs d'homes de l’A.J.B., il bute sur leur malaise, une “conscience”, lui explique-t-on, qui “n’est pas tout à fait claire, parce que c’était quand même sous la surveillance des Allemands, parce qu’on a exécuté les ordres des Allemands […] on nous [l’]a reproché par la suite […] Suite à l’expérience qu’on a eu après la guerre, on a préféré oublier tout ce qui s’est passé et ne plus en parler”. Mais Brachfeld, loin d’explorer cette piste afin de la documenter pour l’histoire, s’en tient aux seuls enjeux de la mémoire des anciens des homes. “Ce n’est qu’en leur expliquant à quel point les enfants parlent avec admiration de leurs anciens directeurs et qu’en fait, leur action a sauvé la vie de ces enfants qu[’ils] ont accepté de parler”, écrit-il.  (S. BRACHFELD, Ils n'ont pas eu les gosses, Institut de Recherche sur le judaïsme belge, Herzlia, (1989), pp. 33-35
[29] . L. DE ROOSE, “La mémoire des enfants juifs cachés pendant la Seconde Guerre mondiale, Étude de cas: Jamoigne”, Mémoire de licence inédit, Sciences politique, ULB, 1992-1993. Voir aussi M. STROSBERG, "Le poids du secret. Parents rescapés des camps d'extermination nazis. Le vécu des enfants", U.L.B. Mémoire, Psychologie, 1995.
[30] . V. TEITELBAUM-HIRSCH, Enfants cachés, Les larmes sous le masque, Labor, Bruxelles, 1994.
[31] . D. ZACHARY, La patrouille des enfants juifs, Jamoigne 1943-1945, Racine, Bruxelles, 1994
[32] . S. BRACHFELD, Ils n'ont pas eu les gosses, p. 34
[33]. M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, souvenirs de guerre dans un home d'enfants juifs, Presses interuniversitaires européennes, coll. Mémoires d'Europe, Bruxelles, 1997.
[34] . C’est ainsi une lettre d'Alfred Blum , 1er août 1942, pour “le comité AJB. Secrétariat, CLB au CL. d'Anvers ” (Archives M. Steinberg “L’Étoile et le Fusil”, AJB), qui permet de dater de ce jour le fameux “appel de Caïn”. “Faisant suite à une décision prise ce matin par plusieurs des membres du Comité Directeur, nous nous faisons parvenir ci-joint 200 exemplaires d'une lettre à joindre à l'ordre de prestation de travail lors de la distribution de ceux-ci. Nous vous prions de faire délivrer ces formulaires, dès demain, dimanche 2 août”.
[35]. Voir sur les remous suscités par cet impôt, M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours, p. 118.
[36] . M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, p. 48.
[37] . On lira in M.
STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours, pp. 184-186 les détails sur la réunion du 1er août 1942. On s’apercevra que l’une des sources est un témoignage d’Alfred Blum dans les années ’60. On appréciera aussi la désinvolture des mémoires de son épouse qui, récrivant l’histoire sur base des souvenirs de ce que son mari lui avait dit, ne vérifie même pas si son récit concorde tout au moins avec le témoignage qu’il a laissé (Voir M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, p. 49.
[38] .  Voir l’extrait du Congressional Record, du 29 avril 1992, in M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir,  p.  80/81.
[39] . Voir M. IMMERMAN, “Madame Marie Albert Blum: the heroine of Wezembeek, Belgium”, in The Hidden Child, vol. IIIe, n°1, printemps 1993, p.2
[40] . M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, p. 52
[41] . L’argument de Marie Blum-Albert donne la mesure de son incompréhension cinquante ans après de ce qu’a été l’immersion des Juifs dans la clandestinité. C’est très concrètement le fichage des personnes qui fait la différence. Les enfants des homes n’étaient pas seulement fichés dans la cartothèque établie par l’A.J.B. et remise à l’officier SS  des affaires juives. Son service disposait encore de la cartothèque de tous les Juifs, y compris les enfants. Ces fiches mentionnent l’adresse légale, une information évidemment inopérante du point de vue policier, dès lors que la personne fichée se cache. C’est en ce sens qu’avec le passage massif des Juifs dans la clandestinité, les SS des affaires juives perdent leur trace. Ils la conservent au contraire grâce aux homes et asiles de l’A.J.B. tenue d’établir une “cartothèque en trois exemplaires : un au Service de sécurité, un à l'A.J.B. et un à l'internat”.
[42] . M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, p. 59(
[43] . Ibidem, p. 51
[44]. Voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol 1, p. 156.
[45]. Voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol 2, p.  233.
[46] . M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, p.129
[47]. Voir le document, in M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol 1, p. 103
[48]. Voir le document, ibidem.
[49]. Voir le document, in M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol 1, p. 144.
[50].  Voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol 2, p. 230.
[51]. Voir le rapport sur l’entrevue au S.D. in "PV du Comité directeur de l’A.J.B., séance du 20 mai 1943", Voir aussi M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol 2, p. 232.
[52]. Voir sur cette problématique théorique de l’héroïsme, L. BOLTANSKI, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Métailié, Paris , 1993.
[53] . M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, p. 31.
[54] . Ibidem, p. 34.
[55]. Procès von Falkenhausen, P. 2395, "Le commandant militaire au délégué du chef de la police de sécurité et du service de sécurité, Bruxelles, le 30.09.1942, objet: évacuation des Juifs", voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours, p. 158.
[56] . M. BLUM-ALBERT, Le récif de l'espoir, p. 31. Voir la question de la protection des Juifs belges, in M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, Les cent jours, pp. 156-158.
[57]. Sur cette nouvelle politique, voir M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Traque des Juifs, vol 2, p. 230 et suivantes.