16. Le génocide aux rendez-vous du palais

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16.1 Les trois rendez-vous du palais
16.2 Les “scrupules constitutionnels
16.3 La “voie de la conciliation
16.4 Les limites du “bourreau
16.5 L’impasse de l’après-1945
16.6 Le temps du nouvel antisémitisme
16.7 Le rendez-vous judiciaire du “révisionnisme

16.1 Les trois rendez-vous du palais

Il est, en histoire, des rendez-vous manqués. Ses acteurs vivent l’instant présent en ignorant le sens réel de son accomplissement. “On ne savait pas”, disent-ils après coup. Cet hiatus dans la conscience historique est typique de l’histoire du génocide juif ou, pour mieux dire, de la “solution finale”. La formule du discours nazi d’époque dit bien l’ambiguïté de l’événement. Il comporte tout à la fois la déportation des Juifs et leur extermination; d’une part, leur évacuation d’un territoire au vu et au su de ses populations, et d’autre part, dans le secret de ses centres d’extermination, l’assassinat systématique des “évacués” dès leur débarquement. Ce secret et ses conventions de langage codées ont posé, après coup, la question la plus épineuse aux magistrats chargés d’instruire les procès des responsables des déportations juives. Cette difficulté inhérente aux retombées judiciaires du génocide juif n’explique pourtant pas que, pour leur part, les magistrats belges aient raté ce rendez-vous avec l’histoire à peine accomplie.

Durant son accomplissement, dans un pays où l’appareil d’Etat ne s’était pas rallié à l’Ordre nouveau, le Palais de Justice était resté à l’écart du dispositif antijuif importé par l’occupant. Au cours de ce premier rendez-vous avec l’histoire, les autorités judiciaires belges n’eurent guère à “se salir les mains” dans la “question juive”. C’est l’occupant qui s’appliquait à la résoudre après l’avoir posée. Leur incompétence juridique sauvegardée dans cette matière scabreuse, elles ont pourtant infléchi son cours en laissant - selon une métaphore juridique d’époque - les administrations belges prendre part à l’oeuvre du “bourreau”.

Après coup, dans l’après-1945, il apparut aux juristes chargés d’enquêter sur les “crimes de guerre” que l’occupant avait accompli une “oeuvre de mort” avec la déportation des Juifs. Ils lui appliquèrent une grille de lecture juridique inadéquate. Elle s’attachait aux “crimes de droit commun” perpétrés sur place. Le modèle dissociait la déportation de l’extermination. Pris au piège de l’ambiguïté de la solution finale, les tribunaux belges ont fait l’impasse sur la complicité des responsables de cette déportation dans l’“anéantissement” des déportés juifs. L’épilogue judiciaire belge de l’événement a ignoré, dans l’immédiat après-guerre, la participation criminelle à “la déportation et l’anéantissement de millions de Juifs[1].

Il a fallu près d’un demi-siècle pour qu’une juridiction belge ait enfin à connaître de ce crime dans ces termes historiquement corrects. C’est au début des années 1990 que l’agression “révisionniste” et ses injures à la mémoire collective ont imposé à la Belgique judiciaire de se prononcer à ce propos. Dans ce troisième rendez-vous du palais avec le génocide juif, les magistrats en traitent au chapitre de “la lutte contre le racisme et la xénophobie”. Le “révisionnisme” en relève par le biais de ses provocations. antisémites. Il faudra ici apprécier la nature exacte du phénomène, son rapport avec le passé et son présent. Plutôt que d’y lire un symptôme d’une “nouvelle judéophobie”, la pression insistante d’une opinion inquiète porte à en faire une lecture passéiste d’“apologie des crimes de guerre”. En l’occurrence, ce retour aux concepts juridiques de l’après-1945 reconduirait le palais de justice à son rendez-vous manqué.

Ce débat juridique des années 1990 autour des tentatives d’annuler, dans la mémoire contemporaine, l’événement juif de la seconde guerre mondiale gagnerait à s’instruire du débat belgo-allemand du temps de l’occupation nazie. Quelles qu’aient été alors les tergiversations des autorités belges, elles se sont référées aux principes juridiques de l’Etat de droit. Foncièrement, ils sont incompatibles avec l’antisémitisme, sous quelque forme qu’il se présente. Qu’il prenne le masque du “révisionnisme” assassin de la mémoire ou, un demi-siècle avant, celui brutal et meurtrier du nazisme antijuif, il est une insulte à l’esprit des lois.

C’est de ce point de vue juridique qu’on considérera ici le premier temps fort des rendez-vous avec l’antisémitisme pendant ce demi-siècle. D’importation à l’époque, il butait sur les “scrupules nés du respect de la Constitution ” des autorités nationales[2].

16.2 Les “scrupules constitutionnels

L’occupant n’ignorait pas combien la greffe d’un antisémitisme d’Etat en Belgique constituait une subversion fondamentale de l’Etat de droit. Ses directives pour l’administration du pays l’avaient averti du risque politique d'y “entamer la question des races, cela pourrait faire conclure à des intentions d'annexion[3]. Introduites après six mois d’expectative, le 28 octobre 1940, ses premières ordonnances “contre les Juifs” - comme elles s’intitulaient - étaient “en opposition avec les principes de notre droit constitutionnel et de nos lois[4]. Il revint aux porte-parole de la magistrature dans la capitale de le lui rappeler. Dans ce propos, le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats et les Premier Président et Procureur Général de la Cour de Cassation s’abstinrent toutefois “scrupuleusement” de discuter des “principes qui sont à la base des Institutions du Reich”. A Londres, le gouvernement belge ne s’engagea pas non plus dans cette vaine discussion. Les “diverses mesures” prises dans le pays occupé imposaient de dénoncer en janvier 1941 les “atteintes à la souveraineté de l’Etat belge” sous cette “occupation réalisée par la force au mépris du droit des gens[5]. Londres visait entre autres des dispositions de l’occupant “contraires au principe constitutionnel d’égalité de tous les Belges devant la loi, sans distinction de croyance, de race ou de langue”.

Le rappel des “principes d’ordre juridique et social qui sont à la base de la vie nationale” y introduisait explicitement le rejet de toute discrimination fondée sur “la race”. Le concept juridique ne figurait cependant pas dans le droit belge. La guerre de 1939 n’avait pas alors laissé le temps au législateur belge de suivre l’exemple de la France , en matière d’antiracisme. La France des droits de l’homme et du citoyen dont on célébrait justement le cent cinquantième anniversaire venait d’instaurer le délit d’injure ou de diffamation raciale. Le décret Marchandeau du 21 avril 1939 punissait toute attaque contre “un groupe de personnes qui appartiennent par leur origine à une race ou à une religion déterminée, lorsqu’elle aura pour but d’exciter la haine entre citoyens ou habitants”. Par un effet pervers de miroir, cette législation antiraciste avalisait le discours sur la “race” qu’elle prétendait combattre par la loi. C’est le travers paradoxal de la législation antiraciste d’acclimater, inconsciente de cette corruption, le mythe idéologique d’appartenance d’une personne “à une race” autre qu’humaine. Pour frapper de nullité légale les actes d’inspiration raciste accomplis en Belgique occupée, le gouvernement belge de Londres a, à son tour, introduit le concept racial dans l’arrêté-loi du 10 janvier 1941 publié dans le Moniteur belge londonien . Il en sera de même quarante ans après avec la loi Moureaux contre “le racisme ou la xénophobie”: son article 1er qualifiera “en raison de [la] race les pratiques décrétées illégales.

Cette race à laquelle les légistes se réfèrent est un concept juridique absurde au plein sens du terme. Même les légistes nazis, adeptes du racisme, ne purent articuler ses fantasmes. Dans le Reich hitlérien, les fonctionnaires du ministère de l’intérieur trébuchèrent, dès 1935, sur son absurdité juridique,. Il leur incombait, en novembre, de rédiger les arrêtés d’exécution de la toute récente “loi” de Nuremberg “pour la protection du sang et de l'honneur allemand”. Aucun critère “biologique” n’était opératoire dans le dispositif administratif et réglementaire indispensable pour identifier par la “race” ce Juif “non-aryen” exclu désormais des droits de la citoyenneté. Il fallut se résoudre à un biais non racial. L’appartenance “au culte juif” vint combler le vide juridique de la “race juive”. L’administration nazie en Belgique occupée fut tout aussi pragmatique. L’idéologie raciste lui commandait, dans sa première ordonnance antijuive, de définir le Juif par son ascendance biologique ... de “race juive”. C’est la filiation avec les grands-parents qui introduisit le lien biologique. La définition demeurait vicieuse. Elle portait qu’“est jui[ve] toute personne issue d'au moins trois grands-parents de race juive”. L’idéologie sauvegardée, la “race juive” du grand-parent prenait consistance avec la preuve de son adhésion au “culte juif”. La disposition permettait, selon l’administration militaire, de “constater plus facilement la qualité de Juif, d'empêcher les Juifs d'éluder la loi et de rendre plus difficiles aux autorités belges d'éventuels manquements à leurs devoirs”. En l’occurrence, elle imposait au pays occupé dont il incombait de respecter les lois et la constitution une discrimination basée sur la religion, tout au moins dans l’ascendance parentale des personnes. Absurde dans son principe, le concept racial corrigé par la religion débouchait sur une incohérence juridique. Un Juif converti à la religion catholique restait de “race juive” s’il était prouvé que trois de ses grands-parents avaient adhéré à la religion juive. Il perdait sa qualification “juive” s’ils appartenaient à une autre religion pour autant qu’il n’eût pas lui-même rallié celle des Juifs.

Pour démêler cet imbroglio juridique, il fallut établir un Bureau des Etudes Généalogiques et Raciques qui délivrait des certificats d’aryanité. Instance belge, il ne relevait pas d’un Commissariat Royal aux Questions juives. Le projet existait dans les cartons de services allemands impliqués dans la question juive. Des raisons d’opportunité politique écartèrent cette tentative de greffer une instance raciste d’Ordre nouveau sur l’appareil d’Etat belge. Les contestations de judéité raciale furent en conséquence traitées dans un service auxiliaire de la police de sécurité allemande, et non devant les tribunaux belges. Il en fut autrement en France où les magistrats furent les premiers à se “salir les mains”[6]. Engagé dès l’invasion allemande dans une autre “Révolution nationale”, l’“État français du Maréchal Pétain s’était empressé, en août 1940, d’écarter l’obstacle du décret Marchandeau. L’abrogation de la législation antiraciste de 1939 ouvrit symboliquement la voie à l’antisémitisme d’Etat inscrit au programme du gouvernement du Maréchal. Il était de facture française et, devant la concurrence allemande, farouchement jaloux de ses prérogatives nationales. En l’absence de sollicitations du côté allemand, c’est Vichy qui prit les devants au début de l’automne 1940 et qui instaura un statut français de discrimination et d’exclusion des personnes de “race juive”. L’initiative précipita la décision allemande de poser enfin cette “question juive” si embarrassante dans les territoires occupés de l’Ouest et d’en conserver la maîtrise.

Relevant de la seule législation de la puissance occupante, le concept de race n’en fit pas moins une timide intrusion dans le texte légal belge. Au printemps 1942, le Moniteur belge des arrêtés ministériels et autres arrêtés des secrétaires généraux publia les statuts d’une Association des Juifs en Belgique créée sur ordre allemand. L’administration d’occupation tint, pour des raisons d’efficacité, à la faire apparaître comme une institution de droit belge, même de “droit public”. Pour ce camouflage, on se rabattit, à défaut d’autre solution, sur le statut inconfortable d’association sans but lucratif. L’institution légale des Juifs en Belgique n’était cependant pas une association volontaire, mais une communauté forcée, un ghetto administratif auquel une ordonnance allemande imposait l’adhésion obligatoire[7]. C’est pour définir ses membres que les statuts se référaient explicitement à la première ordonnance antijuive et raciste de l’autorité militaire d’occupation. Cette référence dans le Moniteur belge déchaîna la jubilation des militants belges du racisme antijuif. La Ligue pour la Sauvegarde de la Race et du Sol s’empressa d’acter le “fait réjouissant que pour la première dans l’histoire belgeun décret paraît dans le Moniteur basé sur le principe de la race[8]. Dans la résistance, La Libre Belgique stigmatisa la complaisance du secrétaire général du Ministère de l’Intérieur responsable de cette publication belge sur simple “communication” allemande. Le journal patriotique dénonçait le “traître”. Homme d’Ordre nouveau promu à ce poste, il s’était permis, “sans que les autres secrétaires généraux s’y opposent, de faire descendre définitivement notre Moniteur officiel - déjà bien bas - au niveau de la presse asservie [...] entièrement à la dévotion de l’occupant”.

Les “scrupules nés du respect de la Constitution ” n’étaient aucunement un obstacle incontournable. Les “principes” du “droit constitutionnel” et des “lois” belges ne constituèrent pas un rempart juridique contre la discrimination des personnes en raison de leur appartenance à la “race juive” et de leur adhésion au “culte juif”. Jamais, les tribunaux belges, gardiens de la loi et du droit, ne furent au centre d’un conflit de légalité avec les ordonnances allemandes. Personne ne les invita à prendre la protection des Juifs atteints dans leurs droits, leurs biens et leurs libertés individuels en violation de la légalité du pays occupé. Ni les magistrats, ni les parties lésées n’ont songé à une guérilla judiciaire. Tout au plus, à l’occasion et par exception, une procédure judiciaire sanctionna l’un ou l’autre ressortissant belge pour ses forfaits antisémites. Dès l’invasion, à l’approche des Allemands, des militants du racisme antijuif se crurent la voie libre pour passer à l’acte. A Anvers, encore en mai 1940, ils placardèrent des affiches injurieuses et brisèrent des vitrines de magasins juifs[9]. La police communale leur dressa procès-verbal. Mais l’affaire n’eut pas de suite au parquet d’Anvers. A Bruxelles par contre, en 1941, le tribunal de 1ère instance de Bruxelles sanctionna 8 trublions d'Ordre nouveau. Membres de la milice rexiste, ils s’étaient attaqués aux marchands ambulants de la place Bara, à la gare du Midi, le 4 octobre 1940. un vendredi, jour du nouvel an israélite. A l’époque, le bulletin de victoire du Pays Réel s’était félicité de ce que des boutiques furent prises d'assaut, saccagées et leur camelote éparpillée”. Le journal d’extrême droite avait toutefois omis de signaler les procès-verbaux que des policiers bruxellois présents sur les lieux rédigèrent à leur charge. En cette circonstance, les magistrats de la capitale ne poursuivaient cependant pas une bataille d’arrière-garde judiciaire dans la question juive.

16.3 La “voie de la conciliation

A l’automne 1940, après les premières ordonnances antijuives, le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats, le Président et le Procureur général de la Cour de Cassation n’étaient pas intervenus dans un esprit de rupture avec l’occupant. Ils avaient au contraire exprimé leur “vif désir de continuer à aplanir toute difficulté par la voie de la conciliation”. Ils protestaient de leur bonne volonté. “ La Justice belge s'est acquittée jusqu'ici”, dirent-ils, “d'une tâche difficile et délicate pour le plus grand bien du pays sans aucun conflit avec l'occupant”. Aussi, sollicitaient-ils un entretien avec l’autorité allemande pour l'“éclairer complètement sur la portée de la Constitution et des lois belges et sur les questions importantes que soulèvent [ses ...] ordonnances” antijuives. Leur lettre se limitait pourtant à un seul point. Elle manifestait l’émotion du “monde judiciaire”, du moins celui de la seule capitale, devant l’interdit professionnel frappant ... les avocats juifs. Ces “protestations” - l’administration allemande interpréta en ce sens la lettre - agacèrent l’occupant. “Ils n'ont pas la moindre idée de ce que nous avons été encore beaucoup trop doux”, nota une main allemande autorisée sur la lettre des magistrats bruxellois. Éconduit, le Bâtonnier de l’Ordre directement impliqué dans l’élimination de ses collègues juifs, durcit le ton. Il opposa au refus de l’occupant de l’entendre “un devoir de conscience qu'aucune considération ne peut modifier, celui de dire que le principe même de [son] ordonnance est en opposition directe avec le Droit”. En conséquence, le Conseil de l’Ordre décida de ne plus publier le tableau des avocats pour n’avoir pas à en radier les collègues juifs interdits.

 La presse la plus radicale de la collaboration dénonça publiquement cette “résistance passive”. Du point de vue de la résistance, ce n’était pourtant qu'une “politique d'autruche”. Au dire de La Voix des Belges, important journal clandestin, elle “avait été sévèrement critiquée dans les milieux loyalistes du Palais”. Ils reprochaient aux autorités de l'Ordre d’avoir cherché son salut dans le silence. N'osant ni consacrer l'inconstitutionnalité d'une mesure inique en omettant du tableau les confrères frappés, ni surtout protester ouvertement en les y maintenant, le conseil s'était diplomatiquement résigné à ne point publier le tableau”, selon le journal patriotique. Du côté des avocats interdits, personne n’osa non plus accomplir le geste qui aurait contraint le Conseil de l’Ordre à franchir un autre pas dans la protestation du droit contre l’ordonnance antijuive. La chose se fit à Anvers, dans un tout autre contexte. Une avocate rétive à l'injonction allemande se rebiffa et plaida sa cause devant le conseil de discipline. A Anvers, l’Ordre des avocats avait radié ses collègues - si le mot convient - juifs. La Juive rebelle lui contesta ce droit puisqu’elle n’avait en aucune façon failli aux règles d’honneur et de délicatesse dans l’exercice de la profession. Ce fut en vain. La pression de l’Ordre nouveau sur l’Ordre des Avocats n’était pas négligeable, à Anvers. Entre autres, le chef de la Ligue pour la Sauvegarde de la Race et du Sol appartenait au barreau anversois. A Bruxelles, un barreau bien moins complaisant, n’empêcha pas l’occupant de parvenir au résultat escompté. Dans ce cas d’espèce, les “principes” du “droit constitutionnel” et des “lois” belges ont seulement servi d’échappatoire pour ne pas se “salir les mains”.

Dans cette “question juive” dont il préparait, pas à pas, la “solution finale” dans le territoire occupé, le pouvoir allemand sut, avec un sens aigu de l’opportunité, louvoyer entre les “scrupules“ constitutionnels des autorités belges. Dans cette matière des plus délicates, l’administration militaire manoeuvra pour convaincre ces autorités nationales que ses ordonnances antijuives étaient pour elles un moindre mal. Il les persuada qu’“il lui répugne d'avoir recours [à ce] procédé”. L’autorité d’occupation aurait préféré, prétendit-elle, que les secrétaires généraux des ministères décrètent leur propre statut des Juifs. Une initiative belge en la matière n’était pas impensable. Il était conforme à l’esprit du temps d'assurer “la protection de la race et (la) réduction graduelle du nombre d'étrangers[10]. Dans le désarroi des premières semaines de l’occupation, on l’avait inscrit, du côté belge, au programme d’un gouvernement fort à constituer sous l’égide du roi Léopold III. Cette dérive de l’Etat belge vers l’Ordre nouveau aurait conservé des garde-fou de l’ancien Régime “en respectant les commandements de l'humanité et en réprimant toute action non légale”. Ce projet avorté, les milieux de la collaboration raisonnable persisteront à plaider pour “un antisémitisme d’Etat qui épargnerait les violences inutiles par un statut des Juifs, humain et équitable, statut préparatoire au départ des Juifs[11]. Le problème juif est, de ce point de vue national belge, “un problème d’Etat et postule une solution légale”. On découvrira même dans es ordonnances antijuives de l’occupant “un statut des Juifs [qui] n’implique aucune idée de persécution, de brutalité ou de traitement inhumain”. De ce côté, on regretta la “carence” de “certaines autorités belges [qui] s’abriteraient derrière la Constitution[12].

Ce fut, en effet, la réponse des secrétaires généraux des ministères à la sollicitation allemande. Le 11 octobre 1940, ils se retranchèrent derrière la Constitution et la convention internationale de La Haye pour ne pas “assumer la responsabilité des mesures envisagées à l'égard des Juifs”. Cette fin de non-recevoir faisait néanmoins l’impasse sur le noyau incontournable de la manoeuvre allemande. La “répugnance” de l’occupant à légiférer contre les Juifs du pays était de façade. Ce qui lui importait, c’était d’assurer l’intendance d’une politique antijuive dont il céderait pas le contrôle. Lui ne disposait pas d’un personnel administratif et policier suffisant en nombre pour la mener à bonne fin. Le relais de l’appareil d’Etat belge et de ses services lui était indispensable.

Le collège des secrétaires généraux ne s'engagea pas dans cette politique d’exécution d’ordres allemands contraires aux lois et à la constitution du peuple belge sans s’entourer de garanties juridiques. Il consulta, à cette fin, le comité permanent de législation formé de juristes et de hauts magistrats. A son estime, les “mesures contre les Juifs” méconnaissaient les principes de base du droit de belge au point “que la participation à ces ordonnances excède manifestement le pouvoir légal des autorités administratives belges”: “elle constituerait la violation de leur serment d'obéissance à la Constitution et le crime prévu” dans le code pénal. L'expertise juridique ne concluait pourtant au refus de “participer”. C'est que “toute exécution donnée aux prescriptions des ordonnances n'est pas uneparticipation à celles-ci”. Ainsi, selon le conseil de législation, “celui à l'égard de qui ou contre qui une mesure est prise par l'autorité occupante et qui, sous la contrainte sur laquelle s'appuie cette autorité, accomplit l'acte matériel qu'elle lui impose, subit la mesure, il n'y participe pas”. Pour illustrer cette conception de l'exécution passive, un juriste - ministre d'Etat et procureur général honoraire - recourut à la métaphore du billot. “La victime de la mesure en la subissant ne l'exécute pas”, expliquait-il. “Le bourreau exécute l'arrêt de condamnation, il exécute l'arrêt, il exécute le condamné, celui-ci est exécuté et ne participe pas à l'exécution, même s'il place spontanément sa tête sur le billot”. En l’occurrence, l’aval des juristes autorisait les secrétaires généraux à prêter sur ordre de l’occupant, comme le bourreau, le concours des administrations belges à la persécution de ses victimes juives.

Tardivement, à la veille des déportations dont on ignorait l’imminence, on s’aperçut du côté belge, du moins dans la capitale, qu’il y avait des limites dans l’“exécution passive” que même un bourreau ne pouvait franchir.

16.4 Les limites du “bourreau

 Ces limites furent atteintes avec l’ordonnance du 1er juin 1942 obligeant tous les Juifs du pays à porter l’étoile jaune. Contre toute attente, les bourgmestres bruxellois - et eux seuls - refusèrent de prêter leur “collaboration à son exécution[13]. Ils dirent à l’autorité allemande qu’ils ne pouvaient se “résoudre à [s’]associer à une prescription qui porte une atteinte aussi directe à la dignité de tout homme, quel qu’il soit”. Toutefois, ils insistaient, dans leur refus de prêter les services communaux à la distribution des étoiles aux 30.000 Juifs de la capitale, sur l’argument factice qu’“un grand nombre [...] sont belges”. Sans s’en apercevoir, la protestation humanitaire belge ouvrait une faille que l’occupant saurait exploiter dans la phase suivante bien plus cruciale pour la personne humaine. Le port obligatoire de l’étoile jaune annonçait le “prochain pas à accomplir”. Mesure de surveillance policière, il consacrait l’isolement des Juifs avant leur “évacuation”. Dans l’imminence de la solution finale arrivée à échéance, l’occupant, pris au dépourvu dans l’affaire de l’étoile, laissa passer la rébellion des bourgmestres bruxellois. Cette insoumission nouvelle d’autorités belges dans la question juive lui indiquait jusqu’où l’action d’“évacuation” à venir ne pourrait aller trop loin au risque d’une crise politique dans le territoire occupé.

Avec un savoir-faire remarquable, l’administration allemande exploita l’attitude ambiguë des officiels belges à l’égard des Juifs du pays qui, dans leur masse - à 94% - n’étaient précisément pas leurs compatriotes. Certes, le principe constitutionnel n’autorisait pas les autorités belges à faire une différence dans la “protection accordée aux personnes et aux biens”. La Constitution l’étendait “à tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique ”, sauf les exceptions légales. En pratique, dans un repli xénophobe, les autorités belges abandonnèrent les Juifs étrangers à l’occupant. Après avoir négocié avec succès le cap difficile de la déportation, le pouvoir allemand acta avec satisfaction que “le “ministère de la justice”, en particulier, son département des cultes compétent pour traiter des affaires concernant les ... Israélites, “et les autres institutions belges ont toujours déclaré qu'ils ne voulaient s'occuper que des Juifs de nationalité belge”. D’emblée, pour neutraliser les autorités belges, l’administration allemande leur avait aménagé un espace de moindre mal dans la solution finale, en exceptant provisoirement de la déportation juive la toute petite minorité de leurs compatriotes. Avec cet atout belge, l’occupant réussit ici à retarder la crise redoutée d’une bonne année. Elle survint - encore que singulièrement amortie - en septembre 1943 après la rafle de moins d’un millier de Juifs belges et le départ de leur convoi. Le collège des secrétaires généraux se décida enfin à “élever une protestation contre des mesures qui méconnaissent à la fois les principes les plus sacrés du droit et le respect dû à la liberté humaine[14]. Le champ d’action de ces “principes” était des plus étriqués. La protestation exprimait seulement “la pénible impression ressentie par les autorités et la population belge à l’occasion des mesures qui frappent certains de [leurs] compatriotes”. Le nouveau secrétaire général du ministère de la justice méconnaissait, dans sa copie, le fait autrement massif de la déportation de 22.000 Juifs étrangers avant le départ du convoi “belge”. Les “compatriotes” juifs des autorités nationales ne furent jamais qu’une infime minorité dans la population déportée: à peine 5% des 25.000 Juifs évacués au titre de la solution finale.

Se désintéressant de cette déportation massive, les autorités belges - y compris, en l’occurrence, les magistrats du parquet - furent d’autant plus discrètes sur la participation de leur police à la “rafle du ‘Vel d’Hiv’” belge au cours de l’été 1942. Le Vélodrome d’Hiver à Paris avait servi à rassembler la plupart des 13.000 Juifs que la police française a arrêtés au cours de la grande rafle des 15 et 16 juillet 1942. Les rafles débutèrent un mois plus tard en Belgique, d’abord à Anvers où, comme à Paris, la police nazie pallia l’insuffisance de ses effectifs en se servant de la police communale. A deux reprises, dans la nuit du 15 au 16 et dans celle du 28 au 29 août, la police anversoise se prêta à l’arrestation de 2 à 3000 Juifs. Toutes proportions gardées, les policiers anversois firent au cours de ces deux nuits de rafle un score équivalent à celui de leurs collègues parisiennes. Mais, à la différence de la police de l’“État français”, il n’y eut pas d’autres ‘Vel d’Hiv’ de la police belge. Dans la capitale, l’étoile jaune avait mis fin à la politique d’“exécution passive” dès la fin du printemps 1942. Dans ces conditions politiques nouvelles, les forces de police allemandes furent réduites à opérer avec leurs propres moyens le ratissage du quartier de la gare du midi, au cours de la razzia nocturne du 3 au 4 septembre 1942. Il n’y eut guère d’autres grandes rafles. Dès la fin de l’été 1942, les rescapés comprirent qu’ils se livraient à terme s’ils demeuraient à leur domicile légal.

Cette rupture avec la légalité, y compris la loi belge, face à la menace généralisée et anonyme de déportation, limita les ravages de la solution finale en Belgique occupée. Ils se chiffrent en fin de compte à 45% avec l’acheminement d’un total de 25.000 Juifs à Auschwitz. La plupart - 16.000 - furent assassinés dès leur arrivée, les autres étaient voués à la mort concentrationnaire. Guère plus d’un millier étaient encore en vie, à la fin de la guerre. Il n’y eut même aucun survivant d’un des 27 convois juifs partis du camp de rassemblement de Malines.

Ce convoi IV du 18 août 1942 est sans doute le plus typique de cette déportation raciale. Entièrement anéanti, il n’est pourtant pas, par sa formation, le plus caractéristique. Il a été constitué avec les victimes de la rafle anversoise du 15 août. Il donne rétrospectivement un sens terrible à la métaphore juridique du “billot” qui légitimait au début de la question juive la politique belge d’“exécution passive” des ordres allemands. La collaboration de policiers belges dans l’exercice de leur fonction à l’arrestation des Juifs à déporter au titre de la solution finale en a été la conséquence extrême. Les officiers de la police anversoise, sommés de procéder à ces arrestation dans leur ressort territorial, ne se conduisirent pas autrement que les autorités administratives dont ils relevaient. De même que la distribution des étoiles jaunes n’avaient pas été, à la fin du printemps 1942, un ordre inacceptable à Anvers, ces officiers de police firent, avec leur agents, le travail du “bourreau” accomplissant l’ordre allemand. Conformément à la loi belge, ils rendirent compte aux autorités concernées. Non sans embarras, ils justifièrent leur activité nocturne en invoquant l’état de nécessité dans les pro justitia adressés régulièrement au procureur du Roi d’Anvers. Ces arrestations pourtant arbitraires et contraires aux principes les plus élémentaires du droit belge ne provoquèrent pas la crise redoutée du côté allemand. Il n’y eut aucune protestation formelle des autorités belges, parquet compris, contre cette réquisition illégale des forces de police belges[15]. La seule mise en demeure faite à ce propos est de source allemande. Dans l’action d’“évacuation des Juifs”, la police SS avait multiplié les “abus [....] contraires aux conventions antérieures” établies avec l’autorité militaire d’occupation[16]. Cette dernière inquiète de leurs “conséquences fâcheuses sur le plan politique” rappela à l’ordre la police SS et confirma ces remontrances dans un écrit en bonne et bue forme. Dans le même temps, le pouvoir militaire enjoignit formellement à ses services locaux de “s’abstenir de faire appel à la police belge[17]. Il ne resta dès lors à la vingtaine de SS allemands en charge de la solution finale d’autres relais belges que les auxiliaires détachés des formations paramilitaires des mouvements d’ordre nouveau, principalement de la SS flamande.

De ces relais belges sans lesquels l’“ennemi” n’aurait pu accomplir son “oeuvre de mort”, ce fut le seul que la commission des crimes de guerre auprès du ministère de la justice retint en fin de compte. Dans son rapport sur La persécution antisémitique en Belgique, elle dénonça l’aide apportée à l’occupant “par de très nombreux auxiliaires, prêts à tout pour assouvir leurs instincts les plus vils et leur cupidité éhontée[18]. Sous ce regard tronqué, l’histoire était désormais criminalisée. La justice belge, convoquée à son deuxième rendez-vous avec cette “oeuvre de mort”, allait lui appliquer des concepts juridiques inadéquats à son sens réel. Ils lui firent faire l’impasse de l’après-1945.

16.5 L’impasse de l’après-1945

Constituée dès le 21 décembre 1944, cette commission d’enquête sur les violations des règles du droit des gens, des lois et coutumes de la guerre et des devoirs de l’humanité prépara l’action répressive des cours militaires. Formée essentiellement de juristes, elle comportait aussi, à cette fin, un substitut de l’Auditeur général, ainsi que le secrétaire de la Commission Royale d’Histoire, dans le souci de “faire” également “travail d’historien”. Son rapport sur la persécution antisémitique date de 1947. Il l'inscrivait au chapitre des “infractions au droit des gens”.

Le “classement idéologique” de ces “infractions” distinguait la “persécution des Juifs” des autres infractions, entre autres des “déportations”. L’énumération qui n’avait “aucun caractère limitatif”, ne comportait néanmoins pas les exterminations. Celles-ci ne figuraient pas non plus dans l’autre catégorie des “crimes de droit commun“ où la commission inscrivait notamment les “massacres par représailles”, désignant par là des actes perpétrés sur le territoire belge. Avec ses deux volets d’“infractions au droit des gens” et de “crimes de droit commun“, la notion belge de crime de guerre s’avérait d’emblée un concept juridique impropre à saisir l’événement juif de la seconde guerre mondiale.

Dans l’après 1945, il n’était pas mieux appréhendé avec le concept de “crimes contre l’humanité”, fondement juridique de la Cour militaire internationale de Nuremberg. Le génocide juif n’a pas été inscrit dans les charges retenues contre les dirigeants de l’Allemagne nazie. Le statut de Nuremberg énumère un ensemble de “crimes contre l’humanité”, mais non celui de génocide. Le concept juridique de Nuremberg englobe “l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout acte inhumain commis contre toutes populations civiles” ainsi que “les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux[19]. La notion juridique couvre un large éventail des crimes de la période nazie sans pour autant qualifier les actes constitutifs d’un génocide. Ni des “déportations”, ni des “exterminations” ne font un génocide et elles n’ont pas fait le génocide juif.

 L’événement historique procède de “la grave décision” dont parlait pendant son exécution le chef des tueurs SS, “de faire disparaître ce peuple de la terre”. La “décision” impliquait, pour son organisation, d’opérer la déportation génocidaire en un mouvement continu. Les déportés étaient systématiquement assassinés dès leur débarquement. Ils étaient déportés pour être exterminés. C’est cette continuité des déportations et des exterminations qui caractérise l’événement génocide dans son accomplissement. Élaborant le concept juridique en 1944, Raphaël Lemkin n’a considéré ce “cas” qu’à titre exceptionnel. “Dans son sens le plus général”, écrit-il, génocide ne signifie pas forcément liquidation immédiate d'une nation, sauf dans le cas où il s'accomplit par le massacre direct de tous ses membres. Aussi, le concept juridique a-t-il plutôt nommé une politique “visant à détruire les fondations de la vie des groupes nationaux, dans le dessein final d'annihiler les groupes eux-mêmes”. Dans ce sens extensif, la convention de l'O.N.U. pour la prévention et la répression du crime de génocide, du 9 décembre 1948 y a inscrit les “actes commis [...] dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux[20].

Du “tout à la “partie”, le concept juridique glisse insensiblement de l’événement génocidaire à la spécificité de ses victimes. Il suffit qu’elles soient choisies en raison de leur identité "national[e], ethnique, racial[e] ou religieu[se]". A la limite, l’acte qui les prive de leur identité qualifie le génocide tout autant que leur assassinat. L’O.N.U. inscrit ainsi dans sa définition aussi bien le "transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe" que "le meurtre de membres du groupe".

Les SS d’Himmler, experts en la matière, avaient une conception bien plus restrictive du génocide juif. Dans ce cas d’espèce, les tueurs SS ne commettaient aucune confusion de sens. C'était “tout” le groupe dont le massacre était systématiquement poursuivi. Himmler ne concevait pas de lui prendre “tout ce qui est de bon sang"[21]. Le chef des SS l'envisageait chez d'autres peuples, entre autres les Slaves. Il était concevable, du point de vue raciste, de "leur vole[r] même leurs enfants". En revanche, il n'était admissible, du même point de vue, que des enfants juifs, même déjudaïsés, puissent vivre physiquement. Le sens de “la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre", c’est précisément de le priver d’avenir en exterminant les enfants. Le chef des SS ne se sentait pas, selon ses confidences livrées aux plus hauts dignitaires nazis, "le droit d'exterminer les hommes - dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants”. Dans ce témoignage himmlérien d'époque, les massacres, fussent-ils de Juifs, ne suffisent pas encore à faire l'événement génocidaire dont il n'a jamais été si bien dit la nature singulière. Ce qui fait la différence du judéocide et qui signifie, dans la pratique meurtrière des SS, cette "grave décision", c'est, du point de vue de leur chef, la mise à mort préméditée et systématique des enfants juifs.

L’après-1945 découvrant toute l’ampleur du génocide ne pratiquera cette approche historique qui lui restitue sa singularité dans les atrocités nazies. Ce qu’on retiendra au moment de rendre justice, c’est, comme y insiste le rapport belge sur “la persécution antisémitique”, “cette gigantesque entreprise criminelle[22]. Enquêtant sur les faits, la commission des crimes de guerre n’a pu se limiter au juridisme des “infractions au droit des gens”, ni même des “crimes de droit commun“ commis sur le territoire belge. Le chapitre belge était l’“un des multiples aspects” de la “tragédie des Juifs d'Europe”. Et, dans cette lecture, la commission découvrait même “un plan préalable et systématique”, un “plan général d’anéantissement des Juifs. Il consistait “à rassembler et isoler les Juifs”, puis “à les déporter”. De cette déportation “dans des conditions inhumaines”, insiste l document, le rapport retient qu’“arrivés à Auschwitz, [...] les femmes et les enfants, les vieillards, les faibles et les malades étaient isolés et immédiatement envoyés à Birkenau où se trouvaient les chambres à gaz et les crématoires. Des milliers de personnes furent ainsi dès leur arrivée, conduites à la mort dans des conditions atroces"[23].

La logique de cette lecture conduit la commission à déterminer la “responsabilité” des autorités allemandes d’occupation, tant les militaires que les policiers. Cette responsabilité est “engagée plus particulièrement en ce qui concerne la persécution antisémitique en Belgique”, mais elle ne les dégage aucunement de toute implication dans “le plan général criminel”. Au contraire, dit même le rapport, “c’est à eux qu’échut la tâche de mener à bien, sur un territoire déterminé, le plan général criminel des chefs suprêmes de leur pays[24]. Le réquisitoire de la commission s'interroge toutefois sur l’opportunité “de doser les responsabilités”. Il lui faut “répondre par la négative”. Il ne lui est pas apparu, “bien au contraire”, que quiconque, “à quelque degré de la hiérarchie qu'il ait appartenu” ait eu “le dessein d'adoucir les souffrances des victimes”. “Il ressort au contraire, de l’analyse impartiale des faits [...] connus”, souligne la commission, “que tous, initiateurs ou exécutants, dirigeants ou subordonnés, agents ou auxiliaires, sont également responsables, chacun pour sa part, des innombrables crimes dont furent les victimes innocentes les Juifs de Belgique[25]. Mêmes les autorités militaires d’occupation n’échappent pas à cette responsabilité globale. “Ces hommes”, souligne le rapport, “édicteront les ordonnances et donneront les instructions qui forment le cadre légal du mécanisme [...] d’anéantissement de la population juive”. De surcroît, “c’est sous leur autorité que s’organisèrent et fonctionnèrent les multiples rouages de l’appareil policier, qui des caves de la Gestapo [...] ou aux charniers d’Auschwitz, broya tant de vies humaines”.

La logique accusatrice de l'exposé laisse supposer que la commission des crimes de guerre recommande, en conclusion, que “les coupables soient justement punis des nombreux crimes qu’ils ont commis[26]. Ce qu’elle fait en effet, mais en limitant singulièrement les chefs d’accusation. Elle ne dénonce pas “au gouvernement belge et aux gouvernements des Nations Unies” les responsables allemands de la persécution des Juifs de Belgique pour leur complicité dans l’exécution du “plan général criminel”. Elle les dénonce seulement pour les “crimes suivants: déportation de civils, internement de civils dans des conditions inhumaines, confiscation de biens, arrestation en masse sans discrimination[27].

Les procès “belges” de 1950/1951 feront ainsi l’impasse sur l’épilogue judiciaire du “plan criminel“ du IIIe Reich contre les Juifs de Belgique. Dans ces procès, les charges “juives” pour le moins mitigées pèseront bien moins que d'autres chefs d'inculpation, telles les fusillades d'”otages terroristes”. Les 300 victimes des ces “massacres par représailles” perpétrés en Belgique auront plus d’impact sur la condamnation des auteurs allemands que les 24.000 Juifs du pays disparus en déportation.

Occulté dans les procès “belges”, le génocide des Juifs de Belgique connaîtra pourtant son épilogue judiciaire trente ans après en Allemagne fédérale. Tardivement il est vrai, les magistrats allemands reprendront la mauvaise copie de leurs collègues belges. Dans les années 1970-1980, trop lentement pour conclure par un procès dans ce cas, ils inculpèrent même l’un des officiers SS jugé en Belgique pour la déportation des Juifs, mais “uniquement du point de vue légal de la privation de liberté[28]! Les charges allemandes furent autrement pesantes. Le chef d’inculpation fut rien de moins que la “complicité dans la mise à mort cruelle et perfide d'un grand nombre d'êtres humains pour avoir, dans la période d'août 1942 à juillet 1944, à divers moments et à des degrés divers, collaboré à la déportation de quelque 26.000 juifs [sic ...] vers le camp d'extermination d'Auschwitz”..

Ces “crimes nazis” du droit allemand ne sont pas plus des “crimes contre l’humanité” que dans le droit belge. Le procès “belge” en Allemagne n’a pas été, en 1981, un procès Barbie avant la lettre. A la différence du procès français de 1987, c’est le droit pénal ordinaire que les magistrats allemands ont appliqué au cas “belge”. La cour d’Assises du Schleswig-Holstein rendit un verdict de culpabilité pour “avoir contribué au meurtre” des Juifs de Belgique en les déportant à Auschwitz[29]. Le jugement ne se fonde pas sur des preuves documentaires qui auraient inaccessibles à l’époque des procès “belges” pour répondre à la question cruciale de la connaissance du sens réel des déportations juives. La pièce d’archives nazies qui emporta la conviction figurait, à l’époque du procès de Nuremberg, dans le rapport français sur la persécution des Juifs à l’Ouest de l’Europe. Datant du printemps 1942, cette note de service dévoilait dans les déportations juives projetées à partir de l’Europe occidentale “une solution finale ayant pour but l’extermination totale de l’adversaire[30]. Ni les magistrats français, ni leurs collègues belges ne s’y référèrent dans leurs réquisitoires et leurs verdicts. Aucune “juridiction belge” n’en avait eu besoin dans les procès pour crimes de guerre après 1945. En Belgique, aucune “personne” ne fut à l’époque “reconnue coupable” tout à la fois de la déportation et de l’anéantissement des Juifs.

Quarante ans après, le législateur n’envisage pas moins d’édifier avec les procès de l’après-1945 un rempart juridique contre le “révisionnisme” négateur du génocide juif. Les magistrats belges n’ont pourtant pas manqué ce troisième rendez-vous avec l’antisémitisme en dépit d’une législation répressive inappropriée. La loi Moureaux de 1981 ignore l’antisémitisme en tant que tel. Elle tend seulement “à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie”. L’antisémitisme y est implicite comme une sous-catégorie du racisme moins essentielle cependant que la xénophobie élevée au rang de ce dernier. Ce faisant, la loi, en retrait des enjeux de son temps, ignore le fait nouveau du nouvel antisémitisme des années 1980[31].

16.6 Le temps du nouvel antisémitisme

Paradoxalement, ce sont pourtant des violences antisémites qui ont été à l’origine immédiate de cette législation contre “le racisme et la xénophobie”. Il a “sans doute” fallu, confie l’auteur de la loi dix ans après, “les tragiques attentats de Paris, Munich et Anvers au début des années 1980 pour “vaincre des forces usant de toutes les arguties juridiques” au sein du Parlement[32]. Dans sa préface au bilan judiciaire d’une décennie de “lutte contre le racisme et la xénophobie”, l’ancien ministre de la Justice rappelle encore que les premières propositions en cette matière datent des années 1960. La Belgique n’avait pas seulement dix ans de retard sur la France dotée d’une loi répressive en 1972. Elle avait laissé sans réponse les symptômes d’une renaissance de l’antisémitisme en Europe occidentale dès la fin des années 1950.

Ses soubresauts répétés ont tendu dans la longue durée à lui rendre un statut d’opinion dont les horreurs nazies de la seconde guerre mondiale l’avaient privé. Dès ces années 1950, l’extrême droite la plus extrême s’insurgeait contre ce “curieux épouvantail que dressent de temps en temps nos dirigeants pour effrayer les bien-pensants”. La Phalange française découvrait dans l’accusation d’antisémitisme “la pierre angulaire de toute une propagande qui a pour mission de nous abattre[33]. La crise des sociétés occidentales dans les années 1970 a permis d’attaquer l’obstacle. Comme dans les années 1930, la vague de racisme et de xénophobie qui déferle depuis a balisé le terrain pour le tournant des années 1980. Le retour en force de l’antisémitisme marque cette dernière décennie. Elle débute avec l'attentat à l’explosif à la synagogue de la rue Copernic à Paris le 3 octobre 1980. Elle s'achève avec la violence symbolique des profanations du cimetière israélite de Carpentras, le 10 mai 1990, exactement cinquante ans après l'invasion allemande de l'Europe occidentale. Loin d’être dissuasifs, ces accès de violence s’accompagnent d’une réhabilitation de l’antisémitisme d’opinion. Dès 1987, il cessait d'être ... honteux et retrouvait la légitimité d'un discours politiquement acceptable dans les médias.

Cette “nouvelle judéophobie” s’est articulée à partir des retombées des crises du Moyen-Orient[34]. Sous couvert d'antisionisme, elle avait travaillé les esprits pendant les décennies précédentes. Le “révisionnisme” s’y est ancré pour réduire les chambres à gaz du génocide juif à un “mensonge historique” et à une “gigantesque escroquerie politico-financière[35]. “Les principaux bénéficiaires [en étaient] l'Etat d'Israël et le sionisme international”. Avec ce discours antisioniste, le négationnisme se défendait d’être “antisémite[36]. Il recherchait “la vérité [qui ...] ne saurait pas être antisémite”, prétendait-il dans sa percée médiatique. Longtemps confidentiel, il sortit des catacombes de l’extrême droite groupusculaire à la toute fin des années 1970. Se targuant de constituer une “école historique”, il a pu un moment faire illusion. Mais, il est vite apparu pour ce qu’il était. Comme l’a aperçu un tribunal belge en 1991, l’entreprise négationnistes a permis “avec une légèreté insigne, mais avec une conscience claire, de laisser prendre en charge, par autrui son discours dans une intervention d’apologie des crimes de guerre ou d’incitation à la haine raciale[37].

C’est l'extrême droite qui disqualifia ce discours à prétention scientifique. Pour l’avoir couvé au temps où elle-même était confidentielle, elle fit mine, en toute candeur, de découvrir ce “révisionnisme” au cours de son avancée électorale dans les années 1980. Elle se posait à son tour “un certain nombre de questions” et récusait toute “vérité révélée” au nom de la liberté de l’esprit[38]. Elle était bien sûr “hostile à toutes les formes d'interdictions et de réglementation de la pensée”. Ce discours respectable l’autorisait, dans un premier temps, à banaliser tout au moins l’antisémitisme génocidaire. Il s’agissait de le vider de toute singularité historique. Il n’était pas seulement un point de détail” de l'histoire de la seconde guerre mondiale.

La banalisation fut plus subtile. D’une pierre, l’opération fit deux coups. Elle ravalait l’événement singulier de la seconde guerre mondiale au rang de “détail” d’un “détail”. Le “point” englobait les “camps de concentration où moururent par million, juifs, tsiganes, chrétiens et patriotes de toute l'Europe et les méthodes employées pour les mettre à mort : pendaisons, fusillades, piqûres, chambres à gaz, traitements inhumains, privations[39]. Ce discours réducteur du génocide juif renvoyait le public à sa propre représentation tronquée. La mémoire historique du temps présent pratique en permanence l’amalgame symbolique du “camp de concentration et d’extermination” et la confusion mythique du génocide avec la mort concentrationnaire[40]. Le “point de détail” se joua de cet embrouillement des notions d’histoire[41] pour tenter, à sa manière, de faire “passer un passé qui ne veut pas passer[42] dans la France du “syndrome de Vichy[43].

Cette banalisation du génocide juif inscrite dans l’air du temps est le passage obligé d’une entreprise plus du tout banale. Elle débordait l’hexagone français. Même en Belgique, l’extrême droite la plus radicale et ses nostalgiques du national-socialisme, néo-nazis et chevaux de retour fraternellement unis, s’extasièrent de leur vertu retrouvée. Il leur avait fallu “attendre” ce révisionnisme français de bon aloi “pour apprendre ce que les Allemands n’ont pas fait[44]. “Nationaux-socialistes, ils ne devaient plus en public “encore éprouver maintenant un sentiment de culpabilité”. Hitler réhabilité était plus que jamais un prophète de son temps. Il était, aux dires d’un jeune néophyte franco-belge en 1989, “l'un des plus grands génies politiques, militaire, historique et poétique (sic) de l'humanité[45]. Dans un discours délirant de racisme et d'antisémitisme[46], le jeune nazi s'attristait, du “terrible et pathétique spectacle, en vérité, [...] de ces victimes du mensonge historique, de ces jeunes filles et de ces jeunes gens dont la race n'est pas encore tout à fait détruite par le métissage des sangs, mais dont, plus irréversiblement encore, l'âme, l'esprit, l'intelligence ont été corrompus, abîmés - et sans doute pour toujours! - par le bourrage de crâne totalitaire de quarante années de propagande culpabilisatrice à travers l'école, la presse et la télévision” .

Avec un renfort aussi frénétique, le “révisionnisme”, pourchassé dans sa base française, chercha à installer un cheval de Troie en Belgique, au besoin dans ses prétoires. Il avait déjà eu un rendez-vous avec la justice belge.

16.7 Le rendez-vous judiciaire du “révisionnisme

Les magistrats belges avaient été confrontés - juste avant l’adoption de la loi Moureaux - à une autre protestation contre “la haine, l'intolérance et le fanatisme” dont les adeptes non allemands du nazisme auraient enduré “l'aveuglement et la bêtise” pendant les ... “années 1945- 1950 [47]. En 1979, des fidèles rexistes s’étaient cru autorisés à diffuser en Belgique un écrit “révisionniste” de leur chef historique. Il tombait sous le coup de la loi. Léon Degrelle condamné à mort par contumace et toujours réfugié en Espagne, était interdit de toute activité politique en Belgique. Sa Lettre au Pape - sur le point d’aller prier à Auschwitz - reprenait les arguments du négationnisme “révisionniste”. Comme le notèrent les magistrats belges, l’ancien officier belge de la Waffen SS tentait de justifier par ce biais “les crimes politiques pour lesquels il fut condamné et déchu. Il s’essayait à “convaincre l’opinion de ce que le régime nazi auquel il avait voué sa vie, a été calomnié lorsqu’il a été accusé d’avoir assassiné des millions d’individus pour la raison unique de leur race[48].

Dix ans plus tard, pour faire passer ce “révisionnisme”, ce fut le jeune nazi franco-belge qui multiplia les provocations. Il lui fallait une tribune, fut-ce devant un tribunal. En vain, il avait tenté de le fourguer à l’Université. Sa manoeuvre, préparée par publipostage, visait celle du Libre-Examen, à Bruxelles. Par usurpation, il tenta même de prendre pied sur le campus. La réplique fut cinglante. L’U.L.B. n’acceptait pas “que sous couvert du libre examen et de la tolérance qu'elle pratique, des individus puissent se faire impunément les propagandistes du racisme et d'idées susceptibles de ruiner les valeurs humanistes et démocratiques dont elle se réclame[49]. Les historiens de cette Université, faisant leur “boulot”, avaient, pour leur part, refusé aux productions d’“histoire exécrable” de la prétendue “école révisionniste” la reconnaissance scientifique escomptée[50]. Réduit à chercher sa tribune dans le prétoire, le négationnisme faillit l’obtenir ... à cause de la Communauté juive. Comme en France, elle fut tentée de céder à la provocation. Partie civile, elle jugea qu’un “procès” dans une telle affaire ne serait “rien [de] moins qu’une des composantes de la préservation de la Mémoire , de notre Mémoire collective[51]. Ce procès pouvait “conditionner - entre autres - ce que sera, ou ne sera pas, l’antisémitisme de demain, dans ce pays”. La partie civile s’attendait à la venue des “gros bras” du “révisionnisme” français et elle s’apprêtait à relever le défi, sur leur propre terrain. Dans cet égarement, elle avait pensé leur “oppos[er] la réalité historique”. Elle faillit même présenter “à la Justice tous les éléments nécessaires pour que cette réalité historique soit juridiquement reconnue de sorte que le jugement qui interviendra puisse faire jurisprudence et venir étayer la loi existante du 30 juillet 1981 en ce qui concerne les actes de racisme et d’antisémitisme” .

Le procès - et les magistrats y contribuèrent sagement - évita tout dérapage. La loi Moureaux, inspirée du modèle français de 1972, ne crée “guère de difficultés” aux tribunaux pour “condamner les auteurs de thèses "révisionnistessur cette base[52]. Même si elle ne définit pas l’injure antisémite, elle “établit”, estiment les magistrats, “l’infraction d’incitation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur race, de leur couleur, de leur ascendance ou de leur origine nationale ou ethnique en des termes suffisamment larges”. S’en tenant exclusivement à l’enjeu juridique, “le tribunal qui ne se reconnaît ni la qualité, ni la compétence de juger de l’histoire” ne fut pas dupe de “propos, procédant par un amalgame d'idées qui relèvent plus du discours politique que de la recherche scientifique[53]. Certes, le jugement diagnostiquait très précisément “l’intention [...] de réhabiliter les auteurs des théories racistes qui sont à l’origine de la déportation et de l’anéantissement de millions de Juifs”. Mais, pas plus qu’il n’incombait à la justice de se prononcer en matière de vérité historique, il ne lui appartenait de sanctionner “la liberté d’expression” qu’en cas d’“appels à la haine et à la discrimination et “à la violence contre la communauté juive” en l’occurrence. Ce que le tribunal bruxellois fit, en la circonstance, avec une particulière sévérité. Sous la plume de son chroniqueur judiciaire, un grand quotidien de la capitale titra sur “la lourde condamnation” du “révisionniste[54]. Le compte rendu de ce “jugement courageux” se félicitait que “racisme et calomnie ne passent plus au bleu”.

Dans ce cas d’espèce d’une facture délibérément nazie, le prétendu “révisionnisme” s’était révélé sans la moindre ambiguïté. L’arrêt belge n’eut aucune peine à y lire une entreprise idéologique et politique visant à “provoquer des réactions passionnelles d’agressivité” contre “la communauté juive[55]. Coulée en des termes compatibles avec la loi Moureaux, cette qualification caractérise la démarche ordinaire de l’antisémitisme dans l’histoire comme dans le présent. Habitué des prétoires des années 1990, le chroniqueur judiciaire conclut que la “loi de 1981 [...] réprime les actes inspirés par le racisme, l’antisémitisme ou la xénophobie[56]. En fait, la loi Moureaux autrement intitulée n’avait pas pris en compte “la nouvelle judéophobie” des années 1970-1980. La législation française qui l’inspirait, plus ancienne, avait précédé en 1972 les développements les plus caractéristiques du phénomène nouveau.

Le “révisionnisme” négateur du génocide juif n’en a été qu’un des symptômes. Son passéisme apparent a pu faire illusion à une mémoire collective scandalisée et outragée. Elle y a lu - et elle n’avait pas tort sur ce point - une tentative de blanchir” le IIIe Reich et de le laver de ses crimes” en l'innocentant de ses crimes contre l'humanité afin de le banaliser”. Le rapport au passé ne dit cependant pas tout du ressort “révisionniste”. L’articulation antisioniste de son discours en révèle le “sens politique”. En faisant passer ses thèses négationnistes, il assure une “victoire idéologique absolue des ennemis des Juifs, par-delà celle des ennemis d'Israël[57]. Instrument de cette nouvelle judéophobie particulièrement adapté au temps présent et à son imaginaire collectif, le “révisionnisme” ne saurait être dissocié des manifestations plus traditionnelles de l’antisémitisme. Non pas qu’il les autorise, comme on a pu l’imaginer sous le choc des 34 tombes profanées au cimetière israélite de Carpentras, en 1990.

Le public bouleversé y a vu les retombées de “l'action de l'extrême droite” dans la société française et de “l'oubli de ce qui s'est passé durant la Seconde Guerre[58]. Les profanations de cimetières israélites n’avaient pourtant rien de nouveau. Les tombes israélites étaient tout autant renversées dans les années 1970. En ce temps, l’extrême droite et le révisionnisme encore confidentiels n’exerçaient pas cette influence “en profondeur” que le désarroi de l’opinion leur impute après la décennie suivante[59]. L’effet Carpentras n’en a pas moins eu un résultat pervers. Sous le choc, le législateur français se fit un devoir de contrer le “révisionnisme” par le recours à la loi. Il passa outre les mises en garde les plus autorisées d’historiens nullement complaisants. Il déclara “illégales” les prétendues “thèses révisionnistes” des négateurs du génocide et “non pas scandaleusement erronées[60]. Leurs auteurs pouvaient enfin quitter “le coin où les historiens faisant bien leur métier, sont capables de les reléguer avec un bonnet d’âne[61]. La loi Gayssot du 13 juillet 1990 les convoquait devant les magistrats pour contestation d’un crime contre l’humanité ayant entraîné des condamnations de ce chef par le Tribunal militaire international de Nuremberg ou une juridiction française.

A son tour, la Belgique , secouée par la percée de ses extrêmes droites aux élections législatives de novembre 1991, a envisagé, dès la session parlementaire, d’adopter également une “loi tendant à réprimer la contestation, la remise en cause et la négation ou l’apologie des crimes de guerre[62]. Dix ans après la loi Moureaux sur “le racisme ou la xénophobie” - votée dans la hâte -, le parlementaire découvrait une spécificité à “l’antisémitisme”. Il s’apercevait tardivement que “l’exclusion et la haine, le racisme et l’antisémitisme prennent une place de plus en plus inquiétante dans notre espace public. Dans ce constat attardé, la xénophobie perdait son privilège légal de 1981. L’analyse - passéiste dans son inspiration - s’obnubilait sur la “résurgence de la barbarie” parmi les “menaces qui guettent notre démocratie”.

La décennie 1990 débutait pourtant avec une autre histoire, même à l’extrême droite, miroir caricatural des représentations du temps présent. Tout comme l’antisémitisme s’y était précédemment converti en un antisionisme de bon aloi, son racisme avait lui aussi mué dans les dernières décennies. Il n’était plus “biologique” à la manière par trop gâchée du précédent nazi. L’extrême droite ne pratiquait guère plus la “discrimination”, “la haine” , la “violence à l’égard d’une personne en raison de sa race” comme le définissait la loi Moureaux. Ce racisme s’était mis à l’air du temps. Nationaliste, il s’est voulu culturaliste, différentialiste, ethnocentriste, en un mot xénophobe. La “purification ethnique” et le déchaînement des violences xénophobes en Europe ne sont pas des “résurgences” du passé. Ils sont les innovations barbares du temps présent. On se trompe d’histoire en croyant qu’elle se répète. On se trompe sur le passé comme on se trompe sur le présent et, dans l’erreur, on risque, comme souvent, de manquer le rendez-vous avec l’histoire.


[1]. Jugement de Cour d’Appel de Bruxelles 14e chambre, 8 novembre 1991 dans l’affaire O. Mathieu , in D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, La lutte contre le racisme  et la xénophobie, Ed. Nemesis, Bruxelles, 1992, p. 280.
[2]. Selon une lettre de l’Administration militaire[allemande], Groupe VII Pré­voyance sociale, au commissaire du Reich pour les territoires occupés des Pays-Bas , décision, objet: ma­nière de traiter les Juifs dans les services publics, signé: J. Duntze, Bruxelles, le 21 décembre 1940” .
[3]. Voir à ce propos, M. STEINBERG, L'Étoile et le Fusil, La Question juive 1940-1944, t. 1, pp. 19-21. Voir aussi M. STEINBERG, “La tête sur le billot” in F. BALACE (dir.), Jours de guerre, Jours de chagrin II, 6, Crédit Communal, Bruxelles, 1992, pp. 39-64.
[4]. Lettre de Braffort, bâtonnier de l’Ordre des Avocats à la Cour d’Appel de Bruxelles, de Jamar et de Gesche, respectivement premier Président et Procureur Général de la Cour de Cassation, au Général Von Falkenhausen, commandant militaire pour al Belgique  et le Nord de la France , le 19 novembre 1940, in B. GARFINKELS, Les Belges face à la per­sécution raciale 194O-l944, Bruxelles, 1965, p. 23.
[5]. H. PIERLOT, “Rapport au conseil des ministres 10 janvier 1941 arrêté-loi déterminant l’effet des mesures prises par l’occupation et des dispositions prises par le gouvernement”, in B. GARFINKELS, op. cit., pp. 29-30.
[6]. Voir B. DE BIGAULT DU GRANRUT, “Les Tribunaux et le statut  des Juifs", in Il y a cinq ans, le Statut des Juifs, Actes du colloque du 1er octobre 1990, organisé par le C.D.J.C., CDJC, Paris , 1991, pp.36-45.
[7]. Voir M. DONNET, “Le procès de l’A.J.B. n’aura pas lieu, analyse du dossier 8036/44 de l'Auditorat Militaire de Bruxelles”, Mémoire pour l’obtention du diplôme complémentaire d’Etudes en Histoire, 1992-1993, K.U.L.
[8]. “Scandale à Bruxelles. Morts pour la patrie”, in Volksche Aanval, 14, 4 avril 1942.
[9]. Voir à ce sujet M. STEINBERG, La Question juive , op. cit. , p.134.
[10]. Voir le programme de gouvernement de Henri De Man, dans J. STENGERS, Aux origines de la question royale, Léopold III  et le gouvernement. les deux politiques belges de 1940, Paris -Gembloux, 1980, p. 80.
[11]. J. STREEL “Antisémitisme d’Etat", in Le Pays Réel, 5 décembre 1941. Voir M. STEINBERG, La Question juive, op. cit. p. 34 et p. 149.
[12]. Le Pays Réel, 6 novembre 1940. Voir aussi Le Nouveau Journal, 4 novembre 1940.
[13]. Lettre de J. Coelst, président de la conférence des bourgmestres de Bruxelles au docteur Gentzke, haut conseiller militaire d’administration, Bruxelles, le 5 juin 1942, in B. GARFINKELS, op. cit., p. 58.
[14]. Lettre des secrétaires généraux au commandant militaire, Bruxelles, le 9 octobre 1943, in M. HOUTMAN, Après quatre ans d’occupation, Bruxelles, 1945,  pp.287-288.
[15]. Voir M. STEIN­BERG, L'Étoile et le Fusil, 1942, les cent jours de la déportation des Juifs de Belgique , t. II, Éditions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1984, pp. 210-213.
[16]. Procès von Falkenhausen P 2395 “Le chef de l'administration militaire  au délégué du chef de la police de sécurité et du service de sécurité, objet: évacuation des Juifs, Bruxelles, le 30 septembre 1942, signé: Reeder”.
[17]. Procès von Falkenhausen P 2395 “Le chef de l'administration militaire  aux Oberfeld et Feldkommandanturen, concerne: évacuation des Juifs, Bruxelles, le 30 septembre 1942, signé: Reeder”.
[18]. Royaume de Belgique , ministère de la justice, commission des crimes de guerre, Les crimes de guerres commis sous l'occupation de la Belgique , 1940-1945, La persécution an­tisémitique en Belgique , Liège 1947, p. 39.
[19]. Cette définition est reprise au statut  du tribunal de Nuremberg , daté du 8 août 1945.
[20]. Selon la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l'Assemblée Générale de l'O.N.U., le 9 décembre 1948, "le génocide s'entend d'un quelconque des actes commis ci-après, dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel:

a) le meurtre de membres du groupe; 
b) l'atteinte à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe   
c) la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; 
d) les mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe   
e) transfert forcé d'enfants du groupe à une autre groupe
".

[21]. HIMMLER H., Discours secrets, Gallimard, Paris , 1978, pp. 167-169.
[22]. La persécution an­tisémitique en Belgique  , op. cit., pp. 37- 41.
[23]. Ibidem, p. 34.
[24]. La persécution an­tisémitique en Belgique  , op. cit., pp. 37- 41.[25]. Ibidem, p. 41.
[26]. Ibidem, p.42.
[27]. Ibidem, p.42.
[28]. Voir “Tribunal Supérieur du Schelswig-Holstein , décision dans l'affaire pénale contre E. Ehlers, C. Canaris , K. Asche  et K. Fielitz, le 8 mars 1977” , in M.  STEINBERG, Dos­­sier Bru­xelles-Auschwitz , la police SS  et l’extermination des Juifs de Belgique , Ed. Comité de soutien à la partie civile, Bruxelles, 1980, pp. 188-189.
[29]. Verdict du Landgericht Kiel  dans l’affaire pénale contre Kurt Henrich Asche  pour complicité d’assassinat en 1981, réf. VIII Ks (3/77)-2 Ks 1/75. Les extraits les plus significatifs sont publiés dans S.KLARSFELD et M. STEINBERG, Le Mémo­rial de la dé­por­ta­tion des Juifs de Belgique , Union des Déportés Juifs de Belgique, Bruxelles, 1982, non paginé.
[30]. Voir le document Dannecker du 13 mai 1942 et son analyse critique in M. STEINBERG, Les yeux du témoin ou le regard du borgne, L'histoire face au révisionnisme , Ed. Le Cerf, Paris , 1990.
[31]. Voir à ce sujet M. abramowicz, Extrême-droite et antisémitisme  en Belgique , de 1945 à nos jours, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1993; également G. BREES, L’Affront national, le nouveau visage de l’extrême droite en Belgique, EPO, Bruxelles-Anvers , 1992.
[32]. Ph. MOUREAUX, “Préface” in D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, op. cit., p. 8.
[33]. Ch. LUCAS, “Réponse à un lecteur”, in Fidélité, mars 1956, cité in S. KALISZ, “Le révisionnisme  ou la négation des chambres à gaz, étude du phénomène et de son impact médiatique”, mémoire de licence en journalisme, ULB, l986/l987. p. 71; voir également G. DUPONT, “Révisionnistes”, dans “Article 31 , n°21,juillet-août 1986.
[34]. Voir P.-A. TAGUIEFF, "La nouvelle judéophobie, Antisionisme, Antiracisme , Antifascisme, Anti-impérialisme", in Les Temps Modernes, 45ème année, n° 520, novembre 1989.
[35]. Déclaration de Robert Faurisson  le 17 décembre 1980 sur les ondes d'Europe n°1. Sur les affaires Faurisson devant la justice française, voir D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, op. cit., p. 53 et sq., p. 139 et sq.
[36] Interview de Robert Faurisson , dans Storia illustrata, août l979, n° 261, réédition La Vieille Taupe , p. 15.
[37]. Jugement du Tribunal correctionnel de Bruxelles, le 11 avril 1991, dans l’affaire Olivier Mathieu , in D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, op. cit., p. 266.
[38]. “M. Jean-Marie Le Pen au Grand Jury R.T.L. - Le Monde, les chambres à gaz? "Un point de détail"”, in Le Monde, 15 septembre l987. Voir l’exposé de l’affaire, dans le jugement de la Cour d’appel de Versailles, le 18 mars 1991 dans l’affaire Le Pen, in D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, op. cit., p. 193.
[39]. P. JARREAU, "Les explications de M. Le Pen sur les chambres à gaz, la nuit tous les chats sont gris", in Le Monde, 20-21 septembre 1987.
[40]. Voir sur cette représentation tronquée, M. STEINBERG, “La symbolique d'Auschwitz  ou l'impasse de la mémoire”, in M. & N. WEINSTOCK, éd., Pourquoi le Carmel d'Auschwitz?, Revue de l'Université Libre de Bruxelles, 1990/3-4, pp. 47-62 , ainsi que “Les dérives de la mémoire d'Auschwitz”, in Points Critiques, Bruxelles, n°50, décembre 1992, pp.16-27.
[41]. Les Juifs du génocide ont été assassinés dans des centres d’extermination , et non des camps qui auraient été d’extermination. Ces centres n’étaient pas des lieux d’enfermement concentrationnaire, mais des terminus ferroviaires équipés de chambres ou de camions à gaz pour faire disparaître les convoi s  juifs à leur arrivée. Le processus est identique dans le cas d’Auschwitz  où le centre d’extermination  était installé dans un camp de concentration: les Juifs voués à l’extermination systématique dès leur arrivée n’étaient pas inscrits à la matricule du camp.
[42]. En Allemagne , un autre révisionnisme  nullement négateur a tenté, en 1986, de faire avaliser l’entreprise avec des arguments empruntés à l’histoire. Voir E. NOLTE, “un passé qui ne veut pas passer”, in Devant l'Histoire, Les documents de la controverse sur la singularité de l'extermination des Juifs par le régime nazi, Cerf, 1988, p. 29.
[43]. H. ROUSS O, Le Syndrome de Vichy .1944-198.., Paris , 1987
[44]. Déclaration de la "Veuve noire", Florrie Van Tonningen, épouse d'un nazi néerlandais qui, accusé de colla­borations, s'est suicidé en 1945, in H. GJSELS, “Humo sprak met Bert Erikson” in Humo, 23 avril l987, pp. 92 à l02. Voir aussi M.  STEINBERG, “Bert Erikson aan het woord, Faurisson  als heraut van oude en nieuwe nazi's”, in De Rode Vaan, 9 juil­let l987, p.10.; également M. STEINBERG, “Oui, je suis nazi”, in Regards, 9 juillet-22 août l987.
[45]. O. MATHIEU, “Le post-révisionnisme  est né à la Foire du Livre de Bruxelles”, (tract, mars 1989)
[46]. O. Mathieu  se plaint que “les Juifs, ces malades” ne comprennent pas en quoi leur est “bienveillante et favorable” une “phrase comme: "je hais les Juifs non pour ce qu'ils m'ont fait, mais parce qu'ils sont juifs"”. Son tract a moins d'égards pour “racaille d'extrême-gauche bourgeoise enjuivée”.
[47]. L. DEGRELLE , Lettre au Pape à propos d'Auschwitz , Ed. de l'Europe réelle, Bruxelles, 1979, p. 3, pp. 8-9, cité d'après S. KALISZ, op. cit., p. 188-192
[48]. Extrait de l’arrêt de la 8e chambre de la Cour d’Appel de Bruxelles, le 24 juin 1981, dans l’affaire Adrienne Tart et Jean-Robert Debbaudt, in S. KALISZ, op. cit. , p. 242.
[49]. H. HASQUIN, président du conseil d'administration de l'U.L.B, "communiqué de presse, à propos du soi-disant "Cercles des étudiants révisionnistes de l'U.L.B."", Bruxelles, le 27 août 1990.
[50]. J. STENGERS, "Quelques libres propos sur Faurisson , Roques et Cie", in Cahiers, Centre de Recherches et d'Etudes historiques de la Seconde Guerre Mondiale, Bruxelles, 12, mai 1989, pp.5-29.
[51]. L. PEREZ “De Carpentras  à Olivier Mathieu ”, in Contact J, n°30, juin 1990, p.23.
[52]. D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, op. cit., p. 50.
[53]. Jugement de Cour d’Appel de Bruxelles 14e chambre, 8 novembre 1991 dans l’affaire O. Mathieu , in D. BATSELE, M. HANOTIAU et O. DAURMONT, op. cit. p. 280.
[54]. G. VAN DAMME, “Lourde condamnation pour le révisionniste Olivier Mathieu , Racisme et calomnie ne passent plus au bleu: 18 mois de prison ferme”, in Le Soir, 12 avril 1991.
[55]. Le jugement porte que ces “propos, procédant par un amalgame d'idées qui relèvent plus du discours politique que de la recherche scientifique n’ont pour seul but que de présenter la Communauté juive comme participant à une gigantesque escroquerie dont elle tire le bénéfice; que cette insinuation de travestissement de la vérité à son seul profit, outre qu’elle est blessante pour les survivants et outrageante pour la mémoire des victimes du nazisme est de nature à provoquer des réactions passionnelles d’agressivité contre ceux qui se trouvent accusés d’imposture, qu’il s’agit bien d’une incitation à la haine”.
[56]. Voir C.D., “Neufs prévenus poursuivis par des agressions raciste s, Militants d’Assaut jugés à Namur”, in Le Soir, 10 juin 1993.
[57]. P.-A. TAGUIEFF, op. cit., p. 52.
[58]. "Un sondage Sofres-Europe I - Le Nouvel Observateur, “Racisme: les Français se jugent eux-mêmes”, dans Le Nouvel Observateur, 17-23 mai 1990, pp. 64-65
[59]. De 1975 à 1980, 27 cimetières ont été profanées en France , voir S. EPSTEIN, L'antisémitisme  français, aujourd'hui et demain, P. Belfind, Paris , 1984, p. 198.
[60]. L’historienne Madeleine Rebérioux, vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, in Libération, 4 mai 1990 citée d’après J. STENGERS, Les tribunaux, juge de l’histoire?”, in Bulletin du Centre de Recherche et d’Etudes Historiques de la Seconde Guerre Mondiale, Bruxelles, 24é année, 1992, n°23, p.17.
[61]. J. STENGERS, ibidem, p.19.
[62]. Sessions extraordinaire 1991-1992, proposition de loi Eerdekens-Mayeur.