17. Le génocide au XXe siècle l'histoire ou l'imbroglio juridique*

Table de matières  Print (10p)

17.1 Le discours juridique de l’après-1945 ou une mémoire tronquée
17.2 L'impasse du génocide à Nuremberg
17.3 La différence du génocide

17.4 L’événement génocide
17.5 Le génocide du “tout” ou de la “partie”?

17.1 Le discours juridique de l’après-1945 ou une mémoire tronquée

Les procès de l’après-guerre, les dépositions des accusés et des témoins à charge ou à décharge, les débats contradictoires, les verdicts enfin instituent une vérité qui est juridique, et non pas historique. Les auteurs du discours juridique sur les atrocités nazies au cours de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas le même rapport au passé que l’historien. Ils puisent dans cette histoire, dans ses sources documentaires, des données qu’ils réorganisent selon les enjeux de leur présent. Le passé leur sert d’argumentaire pour leur point de vue d’aujourd’hui. Ce rapport à l’histoire procède de ce qu’on appelle la mémoire, c'est-à-dire de ce dont on veut souvenir dans le temps présent et pour ce dernier. Sa légitimité se fonde toujours sur les enjeux de son temps. Un tel rapport au passé est tributaire de ce présent, de son discours, de ses représentations et de son imaginaire. Le discours juridique contribue au demeurant à construire cette mémoire qui, en guise de rapport à l’histoire, privilégie la dimension criminelle que lui confère l’après-1945 avec ses concepts juridiques de crimes contre l’humanité, génocides et autres crimes nazis[1].

L’historien a un tout autre rapport au passé qui le différencie catégoriquement de ses contemporains. Certes, il est, comme eux, un homme de son temps, et il l’est plus encore s’il se veut un citoyen attentif à ses devoirs et prêt à assumer la fonction sociale que lui confèrent ses compétences. Mais lui se disqualifierait s’il cédait à la tentation rétrospective de ses concitoyens dans l’élaboration de son savoir. L’histoire dont il traite ne s'ordonne pas dans le rétroviseur du présent! Sa recherche ne consiste pas à donner la consistance du réel historique aux théories et aux concepts de son temps. À ses yeux, ces discours ne conservent leur validité que si, appliqués au passé, ils restent opératoires et, dans ce renversement de perspective, servent à en saisir les enjeux. Inévitablement, cette démarche est critique et place l’historien en porte-à-faux des idées reçues de son temps et de l’imaginaire collectif, avec leurs représentations mythiques.

Tout iconoclaste qu’elle soit, cette critique historique s’impose à l’égard de la mémoire judiciaire de l’après-1945 tout particulièrement dans son rapport au génocide des Juifs. Les verdicts de ses procès et le discours juridique qui institue leur vérité sont impropres à l’intelligibilité de l’événement. La version belge de ce discours est, de ce point de vue, un cas d’école. Telle qu’elle se constitue dans les procès belges pour crimes de guerre, cette mémoire judiciaire ignore purement et simplement l’événement qui pourtant a fait disparaître à jamais une partie considérable de la population juive du pays. Certes, les conseils de guerre ne laissent pas de côté les persécutions dont ces Juifs de Belgique ont été victimes. Elles sont un chapitre des poursuites à l’encontre des plus hautes autorités allemandes d’occupation, tant militaires que policière, mais, dans la lecture judiciaire de l’après-1945, la responsabilité de l’occupant ne va pas au-delà des “crimes suivants: déportation de civils, internement de civils dans des conditions inhumaines, confiscation de biens, arrestation en masse sans discrimination”.

Ainsi libellées, ces charges “juives” – pour le moins mitigées – n'interviennent en rien dans les comptes sanglants des “crimes de guerre” de l’occupation. Si le calcul belge impute aux responsables de la répression nazie dans ce pays, entre autres, les “massacres par représailles” de 300 “otages terroristes” fusillés, il ne comptabilise aucunement la disparition de 24.000 Juifs du pays à la suite de ces “déportation[s] de civils” auxquelles, du point judiciaire, l’occupant s’est livré. Les procès d’anciens officiers et sous-officiers SS subalternes ne comblent pas le déficit macabre de la mémoire judiciaire. Condamnant le major SS Philippe Schmitt pour les crimes de sang perpétrés à l’égard de détenus de son Fort de Breendonk ou de sa caserne Dossin à Malines, le conseil de guerre ne cherche même pas à savoir s’il n’est pas également complice d’un assassinat bien plus massif. Jusqu’au printemps 1943, c’est sous son commandement personnel que le camp de rassemblement de Malines livre à Auschwitz-Birkenau la plupart des déportés juifs de Belgique, pas moins de 18.000 hommes, femmes et aussi enfants dont les deux tiers - il s’agit de 12.000 personnes - sont, dès leur arrivée, mis à mort dans les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau.

Ce massacre des déportés juifs ne concerne pas la justice belge de l’après-1945. Empêtrée dans son schéma juridique, l’arbitraire des arrestations et l’inhumanité des conditions de déportations de civils lui masquent la question essentielle de la complicité d’assassinat qui, à défaut d’autre incrimination juridique dans les termes du code pénal applicables aux crimes de guerre, pose celle du génocide. Occultée dans les procès “belges”, l'extermination des Juifs de Belgique à leur sortie des convois de déportation à Birkenau connaîtra pourtant son épilogue judiciaire trente ans après et en ... Allemagne fédérale. Tardivement et non sans traîner les pieds, il est vrai, la magistrature allemande reprend la mauvaise copie de la cour militaire belge. Dans les années 1970-1980, trop lentement pour conclure par un procès dans ce cas, la justice d'un Land inculpe même l’un des officiers supérieurs SS - Constantin Canaris - jugé en Belgique en 1950-1951 pour la déportation des Juifs, mais “uniquement du point de vue légal de la privation de liberté”, comme l'acte le Tribunal Supérieur du Schelswig-Holstein[2]! Dans ce procès de Kiel, les charges sont d’un autre poids. Le chef d’inculpation est rien de moins que la “complicité dans la mise à mort cruelle et perfide d'un grand nombre d'êtres humains pour avoir, dans la période d'août 1942 à juillet 1944, à divers moments et à des degrés divers, collaboré à la déportation de quelque 26.000 juifs [sic ...] vers le camp d'extermination d'Auschwitz”. Introduisant la question du génocide par cette inculpation de complicité d'assassinat, la cour d’Assises du Schleswig-Holstein rend donc un verdict de culpabilité pour “avoir contribué au meurtre” des Juifs de Belgique en les déportant à Auschwitz[3].

Ce procès “belge” en Allemagne applique au “crime nazi” un droit pénal ordinaire qui, trente ans plus tôt, est tout autant la référence juridique en matière de “crimes de guerre” en Belgique. De surcroît, les preuves documentaires qui argumentent le jugement allemand sur la question – cruciale pour établir la complicité d'assassinant – de la connaissance du sens réel des déportations juives sont accessibles dès 1945. La pièce d’archives nazies qui emporte la conviction des juges allemands de 1981 figure, à l’époque du procès de Nuremberg, dans le rapport sur la persécution des Juifs à l’Ouest de l’Europe que présente le procureur général français François de Menthon au nom des pays concernés dont la Belgique. Datant du printemps 1942, cette note de service de la police SS dévoile dans les déportations juives projetées à partir de l’Europe occidentale “une solution finale ayant pour but l’extermination totale de l’adversaire[4]. Dans l'après-1945, aucune juridiction belge n'a eu une besoin d'un tel aveu proféré in tempore non suspecto, si l'on ose dire.

C'est pourtant en ce temps-là que le droit introduit la notion de génocide dans le rapport à l'histoire. Un juriste américain d’origine judéo-polonaise, Raphaël Lemkin forge le néologisme en 1944 dans la perspective du jugement des crimes nazis. Le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg n’habilite cependant pas les magistrats à juger pour crime de génocide les dirigeants de l’Allemagne national-socialiste, au procès de, en 1945-1946.

17.2 L'impasse du génocide à Nuremberg

Le monde, traumatisé par l’horreur des camps de concentration qu’il venait de découvrir, commence alors et non sans confusion à appréhender l’étendue des crimes nazis. En août 1945, le statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg les classe en trois catégories: le “crime contre la Paix ”, les “crimes de guerre” et les “crimes contre l’humanité”. Cette dernière incrimination, toute plurielle qu’elle soit, ne mentionne pas le génocide parmi les crimes “commis contre toutes populations civiles”. Elle comporte tout au plus une “extermination” non autrement définie et qui, comme acte qualifié de “crime contre l’humanité”, vise donc les massacres de civils, quels qu’ils soient, y compris s’ils résultent d’un “plan d'extermination” de toute une population.

Le verdict de Nuremberg dénonce certes ce “plan” dont les Juifs ont été la victime, mais il l’inscrit - et c’est la logique juridique des “crimes contre l’humanité” - au motif de leur “persécution”, autre “crime contre l’humanité”. L’“inculpation de persécution” est d’une banalité si flagrante qu’elle oblige, le 25 novembre 1945, le procureur américain Justice Robert Jackson de lever les “malentendus” à ce sujet. “Les crimes les plus nombreux et les plus sauvages conçus et commis par les nazis”, s’empresse-t-il d’ajouter, “ont été perpétrés contre les Juifs”. Il n’empêche que leur “persécution” – y compris son “plan d’extermination” – occupe à peine 16 des 190 pages du jugement de Nuremberg.

L’historien, fort de l’acquis d’un demi-siècle de recherche historique, a beau jeu, avec le recul, de repérer dans les attendus du verdict l’état d’une mémoire du génocide constituée dans le traumatisme de la découverte des horreurs nazies à la libération des camps. Les “preuves d’assassinats massifs de Juifs” n’en sont pas moins historiquement inadéquates à la dénonciation judiciaire du “plan d’extermination”. Ces images proviennent des films des correspondants de guerre alliés découvrant les charniers des camps de concentration en avril 1945. Elles témoignent de l’histoire concentrationnaire dans sa toute dernière période. Mais ces charniers ne sont pas ceux du génocide. Ceux-ci ont disparu. Dès l’automne 1942, les tueurs SS - un commando spécial, le Kommando 1005 est affecté à cette tâche - ont fait déterrer et incinérer les cadavres des fosses communes et depuis, ils ont équipé de crématoires leurs installations de mise à mort par les gaz. À la fin de l’automne 1944, le démantèlement de ces crématoires à Auschwitz-Birkenau, le dernier centre de mise à mort où se pratiquait encore l’extermination systématique des déportés juifs, signale la fin du génocide bien avant la Libération des camps nazis.

En 1945-1946, l’hypothèque juridique des crimes contre l’humanité ne se prête pas, avec sa propension à une lecture plurielle, à prendre en compte cette historicité de l’extermination des Juifs qui la différencie de leur persécution aussi meurtrière soit-elle et qui, quant à elle, peut s’accomplir dans les camps de concentration, encore que les ghettos, autres lieux d’enfermement concentrationnaires, aient été bien plus homicides. L’amalgame des séries de morts de l’histoire n’est pas levé, deux ans après le procès de Nuremberg, quand l’O.N.U. reconnaît tout au moins que le génocide se situe dans un registre spécifique qui ne se confond pas avec les crimes contre l’humanité. Tous ces “actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité” décident en 1948 la communauté internationale, comme elle signifie dans le préambule, à adopter en réplique la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. La veille, le 9 décembre, l’assemblée générale de l’O.N.U. adopte également une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

La nouvelle incrimination fait donc la différence avec les “crimes contre l’humanité”. Elle vise seulement - si l’on ose dire - des “actes commis […] dans l'intention de détruire […] un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel”. Cette “intention” est essentielle en droit pour qualifier une extermination de génocide. En histoire, on s’attache aujourd’hui plutôt à la “décision”.

Longtemps, et dans la foulée du procès de Nuremberg, les historiens ont d’abord cherché l’annonce du génocide dans le discours idéologique de Hitler. On lui prêtait, dès son premier écrit politique - un texte antisémite de 1919 où il fixait “l’objectif final” de leur “éloignement […] pur et simple” - cette intention d’“éliminer” les Juifs. L’interprétation a donné lieu, dans les années ’70-80, à un véritable débat historiographique sur “la genèse du génocide”. Il oppose à la thèse qualifiée dès lors d’“intentionnaliste” une thèse dite “fonctionnaliste” mettant l’accent, non pas sur l’idéologie, mais sur les structures du pouvoir nazi et son processus décisionnel. Dans cette perspective, la “décision” de génocide se lit comme la résultante d’une radicalisation cumulative d’un système, non pas monolithique, mais polycratique. Le débat des historiens les a déterminés à porter toute leur attention sur le moment – et donc sur les circonstances historiques et leur contexte – où les tueurs SS reçoivent l’ordre d’exterminer les Juifs. De l’intention à la décision, l’ordre fait effectivement la différence du génocide avec d’autres exterminations, fussent-elles de Juifs.

17.3 La différence du génocide

C’est qu'historiquement - et la définition juridique le reconnaît implicitement - toute extermination de populations civiles n’est pas un génocide. Si la dérive du mot lui donne ce sens extensif dans l’usage courant, son étymologie dit autre chose. Et en ce sens premier et effectivement très précis, le terme est des plus adéquat pour dire la chose historique. Comme l’homicide dans le cas d’une personne, le génocide indique clairement qu’on se trouve confronté à l’assassinat d’un peuple, voire d’une “race” puisqu’elle existe effectivement dans le fantasme idéologique des tueurs. Il n’importe pas à l’historien que le père du mot, en le concevant, n’envisage ce “massacre direct” qu’à titre exceptionnel et qu’en conséquence, il ne lui donne pas “forcément” le sens d’une “liquidation immédiate”. Raphaël Lemkin, élaborant le concept en 1944 et aux États-Unis, ignore encore ce que les archives nazies vont révéler d’un génocide exemplaire. Elles indiquent, en effet, que ses auteurs - au sens criminel du mot - lui donnent “ouvertement”, pour reprendre la formule de Himmler en 1943, le sens effectif de l’“extermination du peuple juif”.

Himmler et ses hommes ne conçoivent pas ce génocide, à la manière de Lemkin, comme la mise en œuvre d’“un plan coordonné et méthodique visant à détruire les fondations de la vie des groupes nationaux, dans le dessein final d'annihiler les groupes eux-mêmes”. Les SS - et Himmler en tire “gloire” - “savent ce que signifie la vue de cent cadavres, de cinq cents cadavres, de mille cadavres”. Ces tueurs de la SS et de la police ne sont pas les exécutants d’une ‘politique de génocide’. Ils ne mettent pas en œuvre, à l’encontre des Juifs, “des mesures qui d'une manière ou d'une autre, aboutiront à leur extermination. Une telle politique de persécution meurtrière est certes concevable. Un juriste comme Hans Frank, compagnon de la première heure de Hitler, n’envisage rien d’autre en guise de génocide quand, gouverneur général de la Pologne , il expose devant ses secrétaires d’état sa détermination d’“exterminer les Juifs […] partout où il y en aura la possibilité, et ceci pour maintenir l'édifice du Reich, dans son ensemble. Mais, dans ce discours du 16 décembre 1941, il s’aperçoit, navré, que le génocide des Juifs de son ressort territorial – plus de 2 millions de personnes – excède les possibilités de son administration. “Nous ne pouvons pas fusiller ou empoisonner ces […] millions de Juifs”, avoue-t-il, penaud.

Les “mesures” que mettent en œuvre les services administratifs de l’État peuvent néanmoins faire périr des centaines de milliers juifs. Sous l’autorité de l’administration d’État, les ghettos sont, à cet égard, plus meurtriers que les camps de concentration relevant de l’administration économique de la SS. Des cinq – et non six – millions de Juifs dont les historiens parviennent à documenter la disparition, 800.000 périssent dans les ghettos et 300.000 dans les camps de concentration et autres camps SS du travail. Le cas du ghetto de Varsovie est, de ce point de vue, remarquable. Dans l’ancienne capitale polonaise, l’administration d’Hans Frank fait, avec les “mesures” de sa ‘politique d’extermination’, mourir 83.000 Juifs de 1939/1940 à 1942. Statistiquement, un taux de mortalité aussi énorme - environ 20% de la population enfermée dans le ghetto - condamne les Juifs de Varsovie à disparaître de mort lente à plus ou moins longue échéance.

Mais les Juifs du ghetto de Varsovie n’ont pas disparu dans cette sorte de génocide rampant. Les SS de Himmler ne leur en ont pas laissé le temps. En marge de l’État et du parti, cette organisation dispose, d’autres moyens que des “mesures” administratives et réglementaires, pour accomplir ses tâches “spéciales” - “extralégales” - selon la volonté de Hitler. Cette SS est tout à fait apte à “fusiller et empoisonner” les millions de Juifs du génocide. Dans le cas de Varsovie, dès lors que tombe la décision de Himmler d’englober les Juifs du ghetto dans le génocide en cours, il ne faut pas deux mois à ses SS pour en faire disparaître quatre fois autant que l’administration nazie en a fait périr en deux ans. Du 22 juillet au 12 septembre 1942, l’organisation de Himmler, en déporte à une soixantaine de kilomètres pas moins de 310.000 que, dès leur arrivée à Treblinka, le SS Sonderkommando, le commando spécial de la SS et de la police établi sur place, asphyxie aussitôt au monoxyde de carbone dans des chambres à gaz aménagées à cette fin. Ce commando spécial pourvu des moyens adéquats n’a d’autre fonction que d’assassiner à la chaîne les centaines de milliers de Juifs qui lui parviennent de Varsovie à l’Ouest ou de Bialystock, à l’Est.

Comme à Treblinka, cinq autres centres d’extermination – non pas des camps où les SS devraient les enfermer pour les tuer – pratiquent cet “empoisonnement” des Juifs sur le territoire de la Pologne dans ses frontières de 1939. Plus loin à l’Est, dans les territoires soviétiques occupés, le génocide s’exécute autrement, par fusillade. Quatre groupes d’action de la SS et de la police – les Einsatzgruppen – répartis du Nord au Sud se déplacent vers les Juifs de leur ressort territorial et les emmènent à la sortie des villes et des villages pour les fusiller dans des fosses communes ou des ravins.

Ce dispositif d’extermination mis en place en 1941-1942 accomplit l’essentiel du génocide pendant ces deux années. Des cinq millions de Juifs disparus au cours de la Seconde Guerre mondiale, les trois quarts disparaissent, en effet, pendant les deux premières années du génocide. Au contraire d’une politique d’extermination qui, au moyen de la mort lente dans les ghettos ou les camps de concentration et autres camps de travail, se poursuit dans la longue durée, le génocide juif s’exécute dans le court terme, dans l’immédiateté. Cet empressement des tueurs à exécuter l’ordre se vérifie dans les autres génocides du XXe siècle. Préfigurant celui des Juifs, celui des Arméniens fait disparaître d’un million à un million et demi de personnes en 1915-1916. Si celui des Tutsi au Rwanda en 1994 dure le temps d’un printemps, il n’en fait pas moins des centaines de milliers de victimes, 500.000 à 1.000.000 si l’on suit les estimations à défaut d’un dénombrement documenté.

La statistique macabre est indispensable pour connaître la série des morts dont on parle, mais elle ne fait pas le génocide. Il ne se déduit pas du grand nombre de ses victimes. Les chiffres sont un indice. Ils dénombrent - toujours après coup - la partie du peuple qui a été effectivement massacrée. Ils donnent ainsi la mesure, non pas de l’intention des auteurs du génocide, mais du degré d’accomplissement de leur décision, compte tenu des circonstances dont la maîtrise leur échappe. Le génocide des Tutsi est, à cet égard, exemplaire. Les tueries s’interrompent après quelques semaines par ... la fuite des tueurs des milices hutu et de l’armée gouvernementale devant l’armée ‘rebelle’ victorieuse.

Un génocide est ainsi un événement de l’histoire qui a toujours une chronologie, donc un début avant lequel il n’est pas et aussi une fin après laquelle il n’est plus.

17.4 L’événement génocide

Inscrits dans le temps de l’histoire, ses premiers morts, moins nombreux que les suivants, prennent place tout autant dans la série du génocide. Et cette série pour incomplète qu’elle soit - puisqu’aucun des 3 génocides du XXe siècle n’a été total - relève du génocide, dès les premiers morts. En ce sens, même s’il s’interrompt après quelques semaines comme dans le cas tutsi, il n’est jamais de l’ordre de la tentative. Le révisionnisme honteux consiste justement, en tablant sur son défaut de réalisation, à relativiser le nombre de ses morts et, dans cette négation de l’événement, à banaliser les raisons de leur assassinat. Car, justement, ce qui distingue tous ses morts, des premiers aux derniers, des autres séries mortelles, c’est que les tueurs les assassinent en raison de la “grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre”. La formule n’est pas juridique, mais historique.

Himmler, le chef des tueurs SS, l’utilise en 1943 à propos des Juifs et il en use uniquement à propos d’eux. Au contraire du discours de la mémoire, ce témoin du génocide particulièrement qualifié pour en parler pendant son accomplissement, ne se réfère jamais dans ses discours d’époque, à quelque génocide des Tziganes, des Polonais ou des Russes et autres peuples slaves particulièrement sinistrés[5]. Mais, en revanche, parvenu alors au faîte de sa puissance dans le IIIe Reich, le chef des tueurs SS, se complaît à confier aux autres chefs du parti nazi réunis ce 6 octobre 1943 que cette “grave décision de faire disparaître [les Juifs] de la terre […] fut pour [son] organisation qui dut accomplir cette tâche la chose la plus dure qu'elle ait connue”. C’est qu’en effet, explique cet expert en génocide, une telle décision ne comporte pas seulement le fait d’exterminer des hommes juifs, de “tuer ou de les faire tuer”, dit-il pour qu’il ne demeure aucune ambiguïté sur le sens de ses confidences. “Il a fallu” selon ce témoignage himmlérien, précisément “prendre la grave décision” de génocide, dès que s’est posée la question du sort “des femmes et des enfants”. De ce point de vue autorisé, les massacres, même de Juifs, ne font pas encore l'événement génocide dont on n'a jamais si bien dit la nature singulière. Ce qui fait la différence, et qui signifie, dans la pratique meurtrière des tueurs, cette “grave décision”, c'est, selon leur chef, la mise à mort préméditée et systématique des femmes et enfants juifs. C’est leur disparition qui prive effectivement le peuple d’avenir et réalise donc l’objectif du génocide.

Cette caractéristique est si essentielle que la place des femmes et des enfants parmi les victimes des tueries oblige nécessairement à poser la question du génocide et à la formuler en ces termes “d’âge et de sexe”. Elle figure textuellement dans une correspondance secrète qu’adresse à Berlin, à l’automne 1941, un haut dignitaire nazi responsable d’un territoire aussi étendu que la moitié de la France. Commissaire du Reich dans les Territoires dits de l’Est - les Pays baltes et la Biélorussie -, il se rend compte que les hommes de Himmler sur qui il n’a pas autorité entreprennent dans son ressort administratif une extermination systématique des Juifs que les instructions données au départ ne prévoyaient pas. Aussi, dans ce conflit de compétence avec la police SS interroge-t-il son ministère, le 15 novembre, sur l’existence d’“un ordre, selon lequel tous les Juifs […] doivent être liquidés […] sans considération d'âge et de sexe, ni d'intérêts économiques[6].

Ce document est remarquable. L’intention de génocide qu’on prête trop vite à la rhétorique idéologique d’un discours meurtrier se concrétise ici sous la forme réglementaire et administrative de l’ordre de mettre à mort le groupe visé dans sa totalité. Cette définition du génocide a été présentée à Nuremberg, mais elle n’a pas reçu, de la part des magistrats et des juristes, l’attention qu’elle mérite du point de vue de l’histoire. S’ils s’essayaient à manier dans le débat devant le Tribunal Militaire International le concept de génocide encore indéterminé, le néologisme leur servait de substitut à cette “extermination” qu’il incombait à l’accusation d’instruire au motif d’un des crimes contre l’humanité. Le procureur général Sir Hartley Shawcross lui donne le sens le plus extensif. “Le génocide ne comprenait pas seulement l'extermination du peuple juif ou des Tziganes”, insiste le magistrat britannique. “Il fut appliqué sous différentes formes”, convient-il néanmoins, “en Yougoslavie, aux habitants non allemands de l’Alsace-Lorraine, aux populations des Pays-Bas et de la Norvège . Son collègue français François De Menthon insiste tout autant sur “l'ampleur de la politique de génocide(sic), l'extermination méthodique, scientifique de millions d'êtres humains, et notamment“, ajoute-t-il toutefois “de certains groupes nationaux ou religieux. Le procureur général adjoint, le Français Charles Dubost, empêtré dans sa lecture d’Auschwitz comme “camp d'extermination[7] et peu enclin, en conséquence, à discerner cette politique dite de génocide, y découvre rien de moins que “l'extermination méthodique, systématique, de tous les hommes qui occupaient l'espace convoité par l'Allemagne” et, à son point de vue, elle serait même “l'unique fait de ce procès, le fait qui domine tous les autres”.

Dans cette construction juridique, le génocide des Juifs perd la singularité de cette “chose la plus dure” que les tueurs de Himmler exécutant cette “tâche” ont accompli pour la “gloire de la SS. Mais grâce à cette banalisation, les juristes peuvent deux ans plus tard proposer à la signature des États, les termes d’une convention pour la prévention et la répression d’un tel crime qui ne fait pas la moindre différence entre “l'intention de détruire […] tout [un groupe] ou [seulement, une ...] partie”. Avec cette déclinaison du “tout” à la “partie”, la nouvelle catégorie juridique de génocide devient pour le moins problématique, sinon ambiguë. Il lui suffit d’identifier le “meurtre de membres du groupe” visé “comme tel” pour le qualifier de génocide. A la limite, celui de deux  membres - tués en raison de leur appartenance au groupe - en relèverait. Le crime de génocide ne serait dès lors qu’un crime raciste ou xénophobe puisqu’aussi bien, dans les deux cas, la victime est tuée en raison de son identité. Cette spécifité des victimes n’instruit pas la qualité de l’événement. Elle désigne tout autant un pogrom ou une ratonnade que l’assassinat d’un peuple. Avec cette grille de lecture juridique, l’historien, empêtré dans les crimes de l’histoire, perdrait tout sens historique. Il ne verrait qu’une différence de quantité entre un pogrom comme la nuit de cristal en 1938 et le plus grand des massacres du génocide juif, la tuerie à 5 chiffres dans le ravin de Baby Yar en 1941. Les 91 Juifs tués dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 s’inscrirait dans la même série que les 33.771 Juifs de Kiev, fusillés à la sortie de la ville, dans le ravin de Baby Yar, en ... deux jours, les 29 et 30 septembre 1941.

17.5 Le génocide du “tout” ou de la “partie”?

“L'intention de détruire le groupe ... en partie” ramène le concept juridique de génocide à l’ambiguïté des “crimes contre l’humanité” qui comportaient déjà des “exterminations […] de populations civiles”. Le sens commun ne s’y est pas trompé. Dans l’usage courant, le génocide signifie la mort d’un grand nombre de personnes en peu de temps. Le dictionnaire qualifie cet usage d’extension. Le linguiste qui sait bien que “l’extermination des Juifs est un génocide” n’aperçoit même pas que l’usage extensif du terme en a réduit considérablement la portée. Le glissement s’est accentué avec l’inflation du terme dans les années ’70. Dans ce temps de la mémoire, les historiens dont on sait qu’ils ont préféré des termes à consonance symbolique reprennent le terme des juristes, surtout en langue française qui ne comporte pas de nom plus adéquat pour nommer leurs travaux sur “L’Allemagne nazie et le génocide juif”.

Mais ce temps de la mémoire est aussi celui où le “révisionnisme” de négation entame sa percée médiatique. Il est, avec les retombées du conflit israélo-arabe et palestinien, le révélateur - en l’occurrence caricatural - d’un rapport à l’histoire où le génocide des Juifs interpelle plus que jamais la conscience collective. Le malaise entretient la dérive du mot. Démultiplié, son usage en relativise le sens, le banalise, et, en fin de compte, le dénature. Mais détourné de son sens historique, le mot demeure – signe de la prégnance de l’événement dans la conscience contemporaine – , la référence obligée de toute revendication fondée sur l’appel à l’opinion en faveur de victimes, quelles qu’elles soient. Dans les années ’90, on l’alertera ici, en le qualifiant de “génocide biologique”, sur les ravages du SIDA annonciateurs en Afrique sub-saharienne d’une terrible catastrophe (un mot dont on sait qu’il se dit Shoah en hébreu). Là, pour légitimer un message plus que contestable, on n’hésitera pas à faire le voyage d’Auschwitz pour y dénoncer l’avortement comme un autre “génocide”.

Avec sa puissance de victimisation, la référence est si porteuse qu’à la limite, elle sert même dans des situations dont les victimes sont toujours en vie! Le syndicaliste de l’enseignement, appelant le public à soutenir leur mobilisation contre l’austérité budgétaire du pouvoir, dénonce le sombre dessein d’un “génocide des enseignants”. Son camarade des chemins de fer renchérit avec celui des “cheminots”! Le chômage en masse décide, à son tour, un essayiste à succès à prédire, avec l’“Horreur économique”, “un génocide clefs sur en mains” qui ferait des chômeurs superflus “une réserve d’organes à greffer […] selon les besoin des privilégiés du système

Avec ses génocides multiples, cet air du temps n’épargne pas le discours d’historiens, d’ethnologues et autres politologues, sans parler des journalistes. D’aucuns découvrent même la modernité génocidaire en 1492 avec l’arrivée des Espagnols dans l’Amérique des indiens. Le génocide s’appliquerait aux tribus du Nord du continent avec la ruée sur le Far West au XIXe siècle. Le XXe siècle en ferait même sa caractéristique la plus banale. Dans cette lecture inassouvie, les trois génocides du siècle - celui des Arméniens dans l’empire ottoman en 1915, celui des Juifs dans l’Europe nazie en 1941-1944 et celui des Tutsi au Rwanda de 1994 - ne seraient plus les seuls événements procédant d’une décision génocidaire. Ils seraient seulement les plus connus et, numériquement parlant, les plus importants.

Mais on s’empresse déjà d’y ajouter un génocide oublié des Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale. En revanche, au temps où l’“antifascisme” de substitution s’appliquait à passer les murs de la guerre froide, on a longtemps parlé, et à profusion, d’un génocide des Slaves, Polonais et Russes, pour qualifier la politique nazie d’occupation à l’Est de l’Europe. On parle même, car chaque mémoire réclame le sien, d’une extermination de type génocidaire des résistants au nazisme dans toute l’Europe allemande.

Cependant, la trilogie des génocides du siècle - même à quatre ou cinq chapitres - ne serait toujours que la pointe émergée de son iceberg génocidaire. Prolifère, l’entreprise moderne engloberait, au temps du pouvoir soviétique, un génocide des cosaques en 1919, puis des paysans ukrainiens au cours de la famine de 1930. Les peuples “punis” et déportés pendant la “grande guerre patriotique” compteraient au nombre des victimes du génocide totalitaire dans sa version soviétique: Allemands de la Volga , Tatars de Crimée, Tchétchènes et autres .... Dans ce premier XXe siècle, le Goulag et Auschwitz – puisque on a fait de ce dernier un paradigme pour conforter l’histoire concentrationnaire d’une dimension génocidaire étrangère à sa logique de l’enfermement – ne seraient que des variations d’un même registre des exterminations de masse du génocide totalitaire.

Le registre se décline dans le second XXe siècle, avec le génocide du “peuple nouveau” des villes du Cambodge, à la fin des années ’70. Les années ’60 auraient connu le génocide par la faim des Ibos du Biafra sécessionniste. Les années ’80 ne seraient pas en reste avec les épurations ethniques et les famines d’Éthiopie, du Soudan ... Enfin, les années ’90 ne se réduiraient pas au génocide rwandais. Sans oublier celui annoncé du Burundi, il faudrait prendre compte un programme génocidaire dans le Kurdistan irakien et surtout qualifier le “nettoyage ethnique” en Bosnie comme un autre génocide.

Sur ce point, le discours juridique a justement franchi une étape décisive, en 1996. La confusion qu’au départ, le droit a introduite, avec sa lecture indifférenciée des massacres de masse du siècle, s'introduit désormais dans l’interprétation même des faits. C’est qu’après un demi-siècle d'atermoiement, la communauté internationale entreprend enfin de réprimer effectivement le crime de génocide qu’elle s’est engagée à sanctionner après la Seconde Guerre mondiale. Elle a institué en 1993, un Tribunal Pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui siège à La Haye et, en 1994, celui pour le Rwanda, à Arusha. Or, c’est, en effet, – et paradoxalement – l’instance de La Haye qui, pour la première fois dans l’histoire, a mis hors la loi pour des “actes” qualifiés “de génocide” les principales autorités d’une entité étatique. Même si la procédure commence seulement, le moment fera date avec cette double décision du Tribunal Pénal International pour ex-Yougoslavie contre Radovan Karadzic, alors président en titre de la République serbe de Bosnie, et contre le général Ratko Mladic, le commandant de l’armée serbo-bosniaque.

Les faits incriminés sont les tueries perpétrées, exactement un an plus tôt, en juillet 1995 après la chute de l’enclave musulmane de Srebrenica. Elles visaient surtout des hommes en âge de combattre et firent des veuves et des orphelins. Le massacre qui n’épargne cependant pas des femmes et des enfant est ici le moyen de terroriser le reste de la population non serbe et de la faire fuir pour établir l’homogénéité ethnique du territoire conquis. Choisissant de les qualifier d’“actes de génocide” plutôt que de “crimes contre l’humanité”, le Tribunal de La Haye reste bien sûr dans la norme de la définition onusienne. Mais quoiqu’en dise le ministère public, historiquement, cette “intention de détruire [un] groupe ... en partie” relève d’une persécution meurtrière, voire d’une répression terroriste, et ne fait pas un génocide. Les tueries que celle-ci génère ne sont pas comme, dans l’assassinat d’un peuple, cette entreprise systématique d’extermination mobilisant toute la puissance de l’appareil d’État pour qu’en marge de toute légalité, des forces spéciales investies de sa sécurité, mais échappant à son autorité, fassent disparaître au plus tôt le plus grand nombre possible de membres du groupe visé, et ce nécessairement sans considération de sexe ou d’âge.

Les atrocités de la “purification“ ou du “nettoyage ethnique” en Bosnie dans les années ’90 ne procèdent pas, au contraire du massacre des Tutsi au printemps 1994, d’une décision de faire disparaître à jamais une ethnie. Dans le Rwanda du printemps 1994, il n’y a pas cette distorsion du moyen et du but où la violence meurtrière ne se pratique pas pour elle-même. Ici, on tue bel et bien les Tutsi pour les tuer tous. Leur mise à mort n’est pas le moyen d’un autre but. Dans le génocide, le moyen et but se confondent. Les tueurs du ‘pouvoir hutu’ ne tuent pas des Tutsi pour faire fuir les autres. Ils ne les laissent justement pas s’enfuir. “Supprimez-les, et surtout qu’ils ne partent pas”, leur a-t-on enseigné, dès 1992, pour éviter “erreur fatale” de “laiss[er] sortir les Tutsi du pays[8]. Barrant les routes et fermant les frontières partout où ils le peuvent encore, ils s’empressent d’en assassiner, en moins de trois mois, plusieurs centaines de milliers, femmes et enfants compris, et, dans leur rage exterminatrice, ils pourchassent les rescapés jusque dans le refuge des églises.

Les procès en génocide du Tribunal Pénal International ne feront pas cette différence épistémologique indispensable entre le “nettoyage ethnique” en ex-Yougoslavie et le massacre des Tutsi au Rwanda. Ils reproduiront, à leur tour, mais dans la confusion du “tout” et de la “partie”, les errements du procès de Nuremberg. Comme ce dernier, leurs verdicts auront l’air de leur temps. A un demi-siècle distance, ils ne parviendront toujours pas à appréhender cet événement génocide dont la singularité, répétée à trois reprises dans ce siècle, échappe au sens commun.

Le public, confronté aux charniers dont les médias lui livrent les images tantôt en noir et blanc dans les documentaires commémoratifs ou en couleur dans les actualités télévisées, n’est pas enclin à faire quelque différence entre génocide et autres exterminations de masse. A l’aune des souffrances individuelles et collectives, ces massacres, quels qu’ils soient, sont intolérables. Ce point de vue est psychologique et humanitaire. Tout légitime qu’il soit, il ne saurait pourtant constituer un critère d’évaluation historique. Du point de vue de l’histoire, la question n’est jamais d’établir une hiérarchie de la détresse humaine. Elle n’est pas non plus d’interroger le sens de cette violence extrême du XXe siècle, comme le font les philosophes et les politologues. La démarche historienne est tout autre. Face à ces morts qui s’accumulent, il lui faut leur restituer l’histoire de leur mort dans le temps et dans l’espace.

En présence de ces charniers qui soulèvent le cœur et confondent les esprits, elle s’impose, en conservant la distance critique indispensable à toute enquête historique, de dénombrer les cadavres en raison de leur mort. C’est à partir de ce dénombrement que se recomposent les séries de l’histoire selon l’intention des tueurs - leur idéologie, au sens large du terme, leur mode de penser -, les structures où ils opèrent et, enfin, - donnée cruciale en histoire - les circonstances de leurs ‘crimes’. Chaque série est rebelle à toute tentative de globalisation qui inévitablement banalise la raison de leur mort. L’histoire appelle nécessairement une lecture singularisante et n’autorise pas l’amalgame des massacres d’une politique terroriste et meurtrière et avec le bilan des tueries d’un génocide. Dans cette démarche historienne, la singularité ne consiste pas à argumenter un discours éthique ou philosophique préliminaire, elle dit ce qu’est le génocide et donc aussi ce qu’il n’est pas. Cette singularité qui le différencie est le mode opératoire de sa lecture en histoire, la condition même de l’intelligibilité de l’événement. Mais cela étant, elle est aussi le passage obligé de tout discours sur l’histoire sous peine de tronquer sa mémoire au nom d’enjeux versatiles d’un présent éphémère.


* Cette communication a été  présentée aux Échos de la Mémoire , séminaire de formation organisé par le Conseil des Pouvoirs Organisateurs de l’Enseignement Neutre Subventionné. Elle reprend dans une version adaptée le texte  "Le génocide au XXe siècle, lecture juridique ou historique?" in A. DESTEXHE et M. FORET dir., Justice internationale, De Nuremberg  à La Haye  et Arusha, Bruylant, 1997.

[1] . Même le concept juridique de crimes de guerre qui n’est pas nouveau est redéfini en 1945.
[2]. Voir “Tribunal Supérieur du Schelswig-Holstein , décision dans l'affaire pénale contre E. Ehlers, C. Canaris , K. Asche  et K. Fielitz, le 8 mars 1977” , in M.  STEINBERG, Dos­­sier Bru­xelles-Auschwitz , la police SS  et l’extermination des Juifs de Belgique , Ed. Comité de soutien à la partie civile, Bruxelles, 1980, pp. 188-189.
[3]. Verdict du Landgericht Kiel  dans l’affaire pénale contre Kurt Henrich Asche  pour complicité d’assassinat en 1981, réf. VIII Ks (3/77)-2 Ks 1/75. Les extraits les plus significatifs sont publiés dans S.KLARSFELD et M. STEINBERG, Le Mémo­rial de la dé­por­ta­tion des Juifs de Belgique , Union des Déportés Juifs de Belgique, Bruxelles, 1982, non paginé.
[4]. Voir le document Dannecker du 13 mai 1942 et son analyse critique in M. STEINBERG, Les yeux du témoin ou le regard du borgne, L'histoire face au révisionnisme , Ed. Le Cerf, Paris , 1990.
[5] . Voir le discours de Himmler, le 6 octobre 1943, repris dans Le génocide juif", dossier pédagogique d’une commission de professeurs d’histoire, M. Steinberg et autres sous la direction de M. Colle, Ministère de l’Éducation - Organisation des Études, Bruxelles, 1994.
[6]. Voir la lettre de E. Lohse , commissaire du Reich pour l’Ostland, du 15 novembre 1941, dans H. MONNERAY, La persécution des Juifs dans les pays de l'Est , Paris , 1949.
[7].  C’est le procureur Dubost  qui, à Nuremberg , impose le contresens historique de camp d’extermination. Au président du Tribunal qui ne voit, à juste titre, pas de “différence substantielle” entre les camps de concentration  d’Auschwitz  et de Ravensbrück, Dubost objecte qu’“à Auschwitz, les internées [sic] étaient exterminées purement et simplement, il ne s’agissait que d’un camp d’extermination, tandis qu’à Ravensbrück, elles étaient internées pour travailler, elles étaient exténuées de travail jusqu’à ce qu’elles meurent”.  En vérité, l'extermination pure et simple s'est appliquée aux 865.000 déportés juifs refusés d'internement dans le complexe concentrationnaire d’Auschwitz, et non aux internés soumis à ‘l'extermination par le travail’ comme dans les autres camps de concentration. D'après F. Piper ( "Le nombre des victimes au camp”, dans F. PIPER et T. SWIEBOCKA dir. Auschwitz, camp de concentration et d'extermination, Le Musée d'Auschwitz-Birkenau , Oswiecim, 1994), la mortalité des détenus s'élève à 221.000, y compris 95.000 détenus juifs, sur un total de plus de 400.000 internés de 1940 au 18 janvier 1945.
[8] . Discours de Léon Mugesera, le 22 novembre 1992 à Ruhengeri, Voir le document dans  D. HELBIG, J. MARTIN, M. MAJOROS, Rwanda , documents sur le génocide, Ed. Luc Pire-Citoyens pour un Rwanda démocratique, Bruxelles, 1997.  La Coordination pédagogique Démocratie ou barbarie dispose de quelques exemplaires de ce dossier pédagogique pour les professeurs qui en font la demande à titre gracieux (Tél. 02/219.91.54).