18.  Le cardinal et la singularité de la shoah

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18.1 Lecture chrétienne de la singularité
18.2 La singularité nazie du génocide
18.3 L’apocalypse selon Hitler
18.4 Le discours du temps du génocide
18.5 Une question redoutable restée sans réponse

18.1  Lecture chrétienne de la singularité*

Publiée après la déclaration de repentance de l’Église de France, mais prononcée trois mois plus tôt, une conférence du cardinal Lustiger sur la singularité de la Shoah ” invite à une relecture de ce document néanmoins remarquable[1]. De prime abord, les deux textes n’ont cependant pas le même objet. La déclaration de repentance s’attache au comportement de l’Église face à la question juive dans la France de Vichy. Le texte de Jean-Marie Lustiger, qui se veut “une modeste tentative de compréhension”, s’attaque à l’“énigme“ de la Shoah.

L’entreprise est redoutable. En termes d’histoire, c’est la fameuse question du pourquoi qui oblige à questionner la rationalité nazie de “la grave décision” dont parlait à l’automne 1943 le chef des SS en charge de son exécution, “de faire disparaître ce peuple de la terre[2]. Cette problématique historique de la décision de génocide et de ses raisons reste ouverte. Les historiens sont fort partagés à ce sujet. Mais quelles que soient leurs interprétations, il leur faut, passage obligé de l’enquête, prendre en compte les décideurs – leur idéologie, au sens large du terme, leur mode de penser –, les structures d’où ils décident et, enfin, – donnée cruciale en histoire – les circonstances de leur décision. Sans une telle démarche, le discours sur le pourquoi se déconnecte de l’histoire dont il prétend pourtant dire le sens. Il se situe au-delà, dans une métahistoire qui, rapportée à l’événement, cesse d’être opératoire et ne peut plus dire l’intelligibilité de son déroulement.

De ce point de vue, l’approche du cardinal Lustiger n’est pas historique. Extérieure à l’histoire, elle se fonde sur l’“expérience biblique”.

C’est que de son point de vue, “on ne peut comprendre la singularité de la Shoah qu’en référence à la singularité du Sinaï”. La “Révélation” du Sinaï - “les Dix Paroles” - “a [en effet] conféré à la loi morale un moment fondateur singulier; elle en a assuré la diffusion universelle dans les cultures et les religions du monde”. Mais “lorsque les hommes veulent se justifier d’aller à l’encontre de cette loi morale”, il leur faut “s’aveugler” sur “Celui qui donne à cette loi son caractère sacré. Celui qui se veut au-delà du bien et du mal et se révolte contre les dix Commandements est tenté de nier Celui-là qui les donne. Il lui faut, à cet effet, insiste Lustiger, persécuter ses témoins, les réduire au silence, les éliminer une fois pour toutes”.

 La shoah”, affirme donc Lustiger, “vise singulièrement dans le peuple juif le porteur de la parole divine, de la Loi , des Commandements dans ce qu’ils ont d’irrécusables pour les cultures juive et chrétienne. “Il faut [donc] tuer les juifs, précise-t-il encore, “pour se débarrasser des Commandements de l’Unique - même si chacune des six millions de victimes[3] n’a pas choisi personnellement d’assumer une telle mission dans la tragédie humaine”.

Dans le génocide des Juifs perpétré par les nazis, il faudrait ainsi lire “la volonté d’extermination du peuple témoin” et interpréter “cette mise à mort du peuple de la Torah ” comme une "rébellion-transgression”.

Ce discours chrétien sur la singularité historique de la Shoah ne croise l’histoire réelle de l’événement qu’à travers un propos d’Himmler, celui qu’il tînt devant ses généraux, le 4 octobre 1943, trois jours avant de se laisser aller devant les dirigeants du parti nazis à des confidences sur “la grave décision” de génocide. Les deux discours du chef des SS ont, avec des accents différents, la même thématique, mais on n’a sans doute jamais aussi bien dit la singularité du génocide des Juifs que dans le second discours qui n’a pourtant pas retenu l’attention du cardinal Lustiger.

18.2 La singularité nazie du génocide

Définissant le génocide - et Himmler est un expert en la matière - comme la mise en œuvre d’une “décision de faire disparaître [un] peuple de la terre”, le chef des SS ne laisse aucune doute sur ce que signifie l’extermination d’un peuple. Il s’agit, comme le dit bien l’étymologie du mot génocide - et non pas son sens juridique[4] - de l’assassinat d’un peuple. “Dites, si vous voulez, tuer ou faire tuer”, précise Himmler à l’intention de ses auditeurs qui, chefs nationaux ou régionaux du parti, n’ont pas cette compétence exécutive et cette connaissance des tueries[5]. En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de tuer des hommes. C’est d’une façon très significative la question du sort des femmes et des enfants qui fait basculer les massacres de Juifs dans le génocide de tout un peuple.

Je ne me sentais, en effet, pas”, explique Himmler ce 6 octobre 1943, “ le droit d'exterminer les hommes - dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer - et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants[6]. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre. Ce fut pour l'organisation qui dut accomplir cette tâche la chose la plus dure qu'elle ait connue”, insiste-t-il. Et soulignant ainsi la singularité de cette “tâche” parmi toutes les autres horreurs que ses tueurs SS ont perpétrées dans l’Europe nazie, le chef des SS assure les dirigeants du parti que ses “hommes” et ses “officiers” l’ont accomplie “sans qu[’ils] en aient souffert dans leur coeur ou dans leur âme. Ce danger était pourtant réel: devenir trop dur, devenir sans coeur et ne plus respecter la vie humaine, ou bien devenir trop mou et perdre la tête jusqu'à en avoir des crises de nerfs, la voie entre Charybde et Scylla est désespérément étroite”.

Analysant, entre autres, ce discours, Pierre-André Taguieff, politologue et historien des idées, insiste sur cette double morale himmlérienne où “les devoirs positifs (respect de la vie humaine, de la dignité humaine, etc.) et les vertus (loyauté, honnêteté, ‘propreté’, ‘décence’, etc.) doivent être réservés à la ‘communauté de sang’. Il y a bien deux morales, l’une pour les maîtres, l’autres pour les esclaves et les exterminables”.[7] Avec cette double morale, les discours de Himmler, constate Taguieff, élaborent une “justification éthique d’un génocide en cours de réalisation […] comme si le racisme génocidaire lui-même ne pouvait se passer de la forme éthique”. “L’accomplissement du mal ne peut se penser comme mal”, conclut-il. L’extermination d’un peuple tout entier” est présentée dès lors “comme un devoir moral[8]. Taguieff insiste sur “la transmutation des valeurs par leur inversion”, qui s’opère dans le discours himmlérien de légitimation. Il note que “l’interdiction de tuer est renversée en obligation de tuer […]. L’énonciation d’un devoir raciste d’extermination du peuple supposé incarner le Mal absolu permet de contourner l’interdit moral inconditionnel. Car celui-ci ne s’applique plus au peuple juif, chassé hors des limites de l’humanité”.

Jean-Marie Lustiger, fixé sur son interprétation de la Shoah comme rébellion-transgression de la Loi morale du Sinaï, n’entre pas dans cette démarche qui interroge le discours nazi du génocide sur son sens même. Tout au plus commente-t-il un propos de Himmler, extrait du discours aux généraux SS du 4 octobre 1943. Ici, Himmler s’adresse aux tueurs mêmes, à ceux qui “savent ce que signifie la vue de cent cadavres, de cinq cents cadavres, de mille cadavres[9]. “Être passé par là, être resté correct à l'exception de quelques cas de faiblesse humaine, c'est ce qui nous a endurcis”, se félicite Himmler. Cet endurcissement de ses SS par “l’extermination du peuple juif” s’inscrit dans l’histoire de son organisation comme un autre acte fondateur[10], “une page de gloire […] qui n'a jamais été écrite, et qui ne sera jamais écrite […]“. Tout comme il affirme, trois jours après, devant les dirigeants nazis son “droit d'exterminer”, il revendique ici “le droit moral” qui se confond avec “le devoir vis-à-vis de notre peuple de faire périr ce peuple qui a voulu nous tuer”.

Le commentaire de Jean-Marie Lustiger ne prend pas en compte cette justification himmlérienne du “droit moral” de tuer, à savoir que le coupable n’est pas l’auteur des meurtres, mais la victime juive. De même, il ne retient pas que cette culpabilité juive fonde tout autant la “gloire” des tueurs SS, “car, enchaînait Himmler, nous savons les difficultés que nous aurions à combattre si, aujourd'hui encore, lors des attaques aériennes, des peines de privations causées par la guerre, les Juifs étaient encore parmi nous comme saboteurs, agitateurs secrets et provocateurs. Nous retournerions vraisemblablement au stade des années 1916/l917, quand les juifs étaient encore installés dans le corps du peuple allemand.

L’interprétation du cardinal ne porte pas au compte de la “singularité de la Shoah ” ce thème récurrent du discours nazi sur les Juifs, tant avant que pendant le génocide. Avec son “expérience biblique”, Jean-Marie Lustiger ne lit, dans ces paroles d’Himmler, que “l’horreur spirituelle et historique d’une subversion qui rejette avec Israël ce dont ce peuple est le porteur énigmatique”. “Qu’au sommet d’une pyramide de fonctionnaires déshumanisés, Himmler puisse”, commente-t-il, “justifier devant ses généraux l’extermination du peuple juif en invoquant l’amour du peuple allemand, trahit, dans un aveu involontaire la gravité spirituelle d’une idolâtrie meurtrière qui fait fi du premier des commandements: ‘Tu n’auras pas d’autre d’autres dieux que moi.” […]. Le commandement premier est récusé au nom de l’idolâtrie de la race et des sacrifices humains qu’elle impose”.

Les rapport du nazisme au monothéisme sont plus complexes que ne le donne à penser cette lecture d’une opposition irréductible du Dieu unique et de la race. En ce qui concerne la problématique idéologique du génocide, on ne saurait ignorer les emprunts du schéma hitlérien au discours de la religion.

18.3 L’apocalypse selon Hitler

Dès Mein Kampf, c’est le Seigneur Lui-même qu’on invoque pour légitimer la vision apocalyptique du combat implacable - puisque ontologique - contre le Juif. Hitler affirme “agir selon l'esprit du Tout-Puissant, notre créateur, car, écrit-il, en me défendant contre le Juif, je combats pour défendre l'oeuvre du Seigneur[11]. C’est qu’en effet, à ses yeux, le Juif menace d’extermination une humanité qui ne se conçoit qu’aryenne. “Si le Juif, à l'aide de sa profession de foi marxiste, remporte la victoire sur les peuples de ce monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l'humanité. Alors, annonce-t-il, notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait, il y a des millions d'années: il n'y aura plus d'hommes à sa surface. la nature se venge impitoyablement quand on transgresse ses commandements. Dans ce schéma hitlérien, le génocide des Juifs, loin de constituer la transgression, l’éviterait, au contraire.

Dans Mein Kampf, ce génocide préventif reste encore implicite. Hitler ne formule avec netteté cette alternative au génocide de l’humanité (aryenne) qu’en 1939, l’année même où il lance ses armées à l’assaut de la Pologne , déclenchant la Seconde Guerre mondiale. Le 30 janvier 1939, pour le sixième anniversaire de son avènement, le chancelier d’Allemagne, donnant à son discours des accents prophétiques, annonce devant le monde entier rien de moins que “l'extermination de la race juive en Europe[12]. Sur le même mode que son Mein Kampf – mais sans référence au Tout-Puissant – , il assure que “si la finance juive internationale réussissait, en Europe ou ailleurs, à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat n'en serait pas la bolchevisation de l'Europe et une victoire du judaïsme, mais l'extermination de la race juive en Europe".

Cette prophétie hitlérienne devient, pendant le génocide, le leitmotiv de la propagande nazie. Le secret sur cette “page de gloire […] qui ne sera jamais écrite” porte, comme l’expose Himmler dans son discours sur “la grave décision”, seulement sur “l’acte”, mais non sur “l’idée[13]. Après la défaite de Stalingrad, le service de presse du Parti donne même en ce sens des instructions “dans le cadre de la campagne […] nécessaire pour provoquer des sentiments de haine”. La presse est ainsi invitée à “mettre l’accent” sur l’idée que “l'extermination du judaïsme n'est pas une perte pour l'humanité, elle est utile pour les peuples de la terre... On peut se référer à la parole du Führer, à savoir qu'à la fin de cette guerre, il n'y aura que des survivants et des exterminés[14]. En relevant la ferme intention du judaïsme d'exterminer tous les Allemands, on porte fière la volonté d'affirmation de soi-même"[15].

18.4 Le discours du temps du génocide

Hitler lui-même se réfère à sa prophétie de 1939 qu’il postdate du début de la guerre, quand, en 1941, il semble avoir enfin pris la décision dont parle Himmler, chargé de son exécution. En privé, justement en présence du chef des SS et de Heydrich, le lieutenant de ce dernier pour les affaires de police, le Führer rappelle, le 25 octobre 1941, que “de la tribune du Reichstag”, il avait “prophétisé à la juiverie que le juif disparaîtrait d'Europe dans le cas où la guerre ne pourrait être évitée. Cette race de criminels a sur la conscience les deux millions de morts de la guerre mondiale et maintenant des centaines de milliers”, ajoute-t-il[16]. N’entrent évidemment dans ce bilan que les morts allemands de la guerre 14-18 et aussi les quelque 180.000 soldats et officiers de la Wehrmacht qui tombent dans la campagne en cours contre l’Union soviétique. À l’automne 1941, cette guerre d’extermination du judéo-bolchevisme, commencée au solstice d’été, n’a toujours pas atteint son objectif. Avec l’enlisement de la guerre-éclair dans la longue durée, l’Allemagne national-socialiste se retrouve dans la configuration historique de l’Empire allemand - le IIe Reich - pendant la Première Guerre mondiale. A son tour, obligé de se battre sur tous les fronts contre ses ennemis coalisés, Hitler ne commet cependant pas l’erreur qu’il dénonçait dans Mein Kampf.

Des historiens ont souvent interprété l’explication hitlérienne de la défaite de 1918 comme la preuve d’une intention génocidaire inscrite, dès ses débuts, dans le nazisme. Hitler avait, en effet, regretté qu'il ait manqué à l'Allemagne impériale une force déterminée à “employer sans ménagements tous les moyens de la force armée pour exterminer cette pestilence"[17]. Le Führer désignait ainsi les “chefs marxistes" qu'il identifiait aussitôt comme “douze à quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple". À son avis, il aurait suffi, “au début ou au cours de la guerre”, de tenir “une seule fois [ces] douze à quinze mille [...] Hébreux [...]sous les gaz empoisonnés que des centaines de milliers de nos meilleurs travailleurs allemands de toute origine et de toute profession ont dû endurer sur le front” pour prévenir et la révolution et la défaite. A cette condition, insiste Hitler, “le sacrifice de millions d'hommes n'eût pas été vain.”.

Le génocide qui débute à l’automne 1941, avec l’échec de la guerre-éclair contre le “judéo-bolchévisme”, a une tout autre ampleur que le massacre préventif de “douze à quinze mille” Juifs. Dès l’invasion de l’U.R.S.S., à l’été 1941, Hitler n’a pas manqué de laisser la bride sur le cou à ses tueurs de la SS et de la police pour fusiller en masse les Juifs, surtout les hommes, à l’arrière des fronts. Après que ces fusillades basculent dans le génocide de tous les Juifs “sans considération d'âge et de sexe[18], le Führer du IIIe Reich, s’adressant à Himmler et à Heydrich le 25 octobre, apprécie que “la rumeur publique nous prête le dessein d'exterminer les juifs. La terreur est une chose salutaire”. Quelques jours plus tôt, le 21 octobre, Hitler conclut son soliloque dans la même logique sécuritaire: “en exterminant cette peste”, assure-t-il, nous rendrons à l'humanité un service dont nos soldats ne peuvent se faire une idée[19].

Dans ce monologue, Hitler évoque la figure du “Galicien” en des termes qui suggèrent qu’il se reconnaît dans le Jésus d’avant la Passion. L ’antisémitisme nazi répudie évidemment dans le christianisme ses emprunts au judaïsme, mais hésitant à aller jusqu’à une rupture radicale, il se plaît à découvrir, dans le Christ, un aryen. Dans cette lecture ‘aryaniste’, “le but du Galicien”, explique Hitler à ses convives, “était de libérer sa patrie de l'oppression juive. Il s'en prit au capitalisme juif et cela explique que les juifs l'aient liquidé”. Poursuivant son soliloque, Hitler aborde la chute de l’empire romain, qu’il attribue … aux Juifs par christianisme interposé. “Si le juif a réussi à détruire l'empire romain”, affirme-t-il, “c'est parce que St Paul a transformé un mouvement local d'opposition aryenne à la juiverie en une religion supra-temporelle qui postule l'égalité de tous les hommes entre eux et leur obéissance à un seul dieu. Le juif a cru pouvoir renouveler cette expérience”, continue Hitler .“Aujourd'hui comme autrefois, il s'agit de détruire les nations en portant atteinte à leur intégrité raciale [...]. Hier, c'était au nom du christianisme. Aujourd'hui, c'est au nom du bolchevisme. L'instigateur d'hier, Saül. L'instigateur d'aujourd'hui: Mardochée. Saül s'est transmuté en St Paul et Mardochée, en Karl Marx”.

Ce qui sous-tend, de part en part, ce schéma hitlérien, c’est cette théorie du complot où, pour parvenir à ses fins – la destruction des peuples –, la “juiverie” se sert “aujourd’hui” du judéo-marxisme comme elle s’est servie “hier” du judéo-christianisme, avec son principe d’“égalité de tous les hommes” et son “obéissance à un seul dieu”. En passant, Hitler illustre combien l’antisémitisme nazi tire avantage de l’antijudaïsme chrétien. Il sécularise, dans une version aryaniste, l’accusation chrétienne de déicide, en imputant la ‘liquidation’ du Christ aryen à un complot juif. Mais nulle part, ce schéma idéologique, qui justifie le génocide en cours, ne s’articule sur cette “volonté d’extermination du peuple témoin” de la révélation du Sinaï où, un demi-siècle plus tard, le cardinal Lustiger pense découvrir la “singularité de la Shoah ”.

18.5 Une question redoutable restée sans réponse

Cette interprétation de l’archevêque de Paris, déconnectée de l’histoire réelle, pose question dans un temps où justement l’Église, du moins celle de France, s’applique à une “lecture critique” de ce passé et s’interroge sur les questions redoutables” que le génocide des Juifs pose à la catholicité[20]. Certes, traitant de l’histoire même de l’Église de France, la Déclaration de repentance n’occulte aucune des questions que la recherche historique a mises au jour depuis qu’elle a osé ouvrir le chantier de Vichy et les Juifs[21]. Mais le repentir des évêques actuels ne se fonde pas sur une analyse aussi rigoureuse de toutes les questions” posées. Si la déclaration énonce d’emblée que “l’entreprise d’extermination du peuple juif” est un “événement majeur du XXe siècle”, elle fait l’impasse sur la question de sa singularité.

Dans le “processus historique qui a conduit à la Shoah ”, le texte des évêques n’envisage l’“influence de l’antijudaïsme séculaire” que sous l’angle d’une explication de l’“aveuglement” de l’Église de France. Si celle-ci a privilégié “des intérêts ecclésiaux”, au détriment des “commandements de la conscience”, il faut, pour le repentir, en rechercher les “origines religieuses” dans “des lieux communs antijuifs, coupablement entretenus dans le peuple chrétien”. Le texte des évêques de France doit bien constater leur “rôle, sinon direct, du moins indirect”, dans “le comportement et les actes” de leur Église.

Mais prenant ainsi en compte moins les idées que le mode de pensée qu’elles génèrent, le schéma mental et culturel qu’elles organisent, les évêques n’envisagent pas un instant que l’antijudaïsme millénaire de la chrétienté ait pu aussi exercer une influence du même type sur le millénarisme nazi et son antisémitisme racialiste.

Au contraire, la déclaration de repentance récuse le “droit d’établir un lien direct de cause à effet entre ses lieux communs antijuifs et la Shoah ”, puisque “le dessein nazi d’anéantissement a d’autres sources”.

Dans ce bon droit, les évêques de France oublient que l’accusation de déicide, l’un des principaux emprunts de l’antisémitisme moderne à l’antijudaïsme millénaire, n’a été abandonnée que vingt ans après le génocide, au concile Vatican II, et encore de manière non explicite.

La déclaration de repentance fait ainsi l’impasse, non pas sur un “lien direct de cause à effet” des stéréotypes de l’antijudaïsme chrétien, mais sur leur récupération dans l’idéologie génocidaire où, sécularisés et laïcisés, ils contribuent à argumenter la culpabilité juive, référence obligée du discours nazi sur le génocide. A cet égard, le texte du cardinal Lustiger accentue ce dédouanement de l’antijudaïsme chrétien en proposant son interprétation de “la singularité de la Shoah ” fondée sur la seule “expérience biblique”.


* publié dans Golias magazine, n°58, janvier-février 1998, pp. 65-71.

[1].J.-M. LUSTIGER, “Singularité de la Shoah ”, dans Études, Paris , janvier 1998, pp. 73-79. La conférence est prononcée, le 8 juillet 1997, à l’université allemande de Witten, lors de l’attribution du titre de docteur honoris causa à l’historien Saül Friedländer. Lustiger puise ses références historiques dans l’ouvrage de Friedländer, Reflets du nazisme, Le Seuil, Paris, 1982. Friedländer a entrepris une relecture de L'Allemagne  nazie et les Juifs, dans un ouvrage plus récent (T.1. Les années de persécution (1933-1939), Le Seuil, Paris, 1997).
[2]. Himmler devant les Reichsleiter et les Gauleiter, à Posen, le 6.10.1943 dans H. HIMMLER, Discours se­crets, Paris
, 1978, p.167-168.
[3]. Dès lors qu’il s’agit d’établir où, quand et comment les Juifs disparaissent, c'est-à-dire de documenter comme il s’impose en histoire, la destruction des Juifs d’Europe se chiffre à 5 millions  dont près de 4 millions sont assassinés, les deux tiers par les gaz, l’autre tiers par fusillade.
[4]. Voir sur ce point M. STEINBERG, "Le génocide au XXe siècle, lecture juridique ou historique?" in A. DESTEXHE et M. FORET éd., Justice internationale, De Nuremberg  à La Haye  et Arusha, Bruylant, Bruxelles, 1997.
[5]. Ainsi, les rapports de la Sécurité  du Reich  sur les événements survenus en U.R.S.S. qui reprennent les compte rendu d’activités des Groupes d’intervention de la police et de la SS , les Einsatzgruppe, ne sont reproduits qu’à une cinquantaine d’exemplaires.
[6]. Parvenu au faîte de sa puissance dans  le Reich hitlérien, Himmler semble laisser entendre que la décision lui appartenait personnellement. En d’autres circonstances, le chef des SS  et de la police dit clairement qu’il tient de Hitler  sa compétence exécutive en cette matière. Ainsi, le 28 juillet 1942, il écrit à son adjoint Berger, le chef de l’office central de la SS , que “l'exécution de cet ordre très lourd a été placée sur mes épaules par le Führer”, cité d'après R. HILBERG, La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, Paris , 1988, p. 319. 
[7]. P.-A. TAGUIEFF, Les fins de l'antiracisme , Ed. Michalon, Paris , 1995, p. 503-504.
[8]. Ibidem, p.497.
[9]. Discours de Himmler aux généraux SS , à Posen, le 4 octobre 1943, d’après H. MONNERAY, La persécution des Juifs dans les pays de l'Est,  Paris , 1949, p. 66.
[10]. Himmler aborde ce “sujet extrêmement difficile” en évoquant “la nuit des longs couteaux” du 30 juin 1934 dont il ne faut pas non plus parler en public. L’assassinat des chefs des S.A. sur ordre de Hitler  est l’acte fondateur de la SS , désormais émancipée de toute subordination, hormis la fidélité au Führer. De ce massacre initiatique dont la cible sont des nazis, Himmler retient, en 1943, qu“à chacun répugnait l'idée d'avoir à accomplir le devoir imposé et à coller au mur et fusiller les camarades qui avaient failli, et cependant, chacun resta pleinement conscient du fait qu'il l'accomplirait à nouveau, la fois suivante, par obéissance aux ordres et à la nécessité. Je voudrais parler de l'évacuation des Juifs, de l'extermination du peuple juif”, continue Himmler.
[11]. A. HITLER, Mon combat, Nouvelles éditions latines, Paris , (1934), p.74.
[12]. Cité d'après L. POLIAKOV, Le Bréviaire de la Haine. Hitler  et les Juifs, Calmann-Lévy, Paris , 1979, p. 3.
[13]. Terminant son exposé sur “la question juive”, Himmler conclut: “Vous êtes maintenant au courant, et vous garderez tout cela pour vous. Bien plus tard, on pourra peut-être se poser la question de savoir s'il faut en dire plus au peuple allemand. Je crois qu'il a mieux valu que nous - nous tous - prenions cela sur nos épaules pour notre peuple, que nous prenions la responsabilité (la responsabilité d'un acte et non d'une idée) et que nous emportions notre secret avec nous dans la tombe”.
[14]  C’est dans cet esprit que Hitler  se donne la satisfaction d’annoncer le génocide en cours, dans son discours du 30 janvier 1942. Se référant à sa prophétie de 1939, il assure “que cette guerre ne tournera pas comme les juifs se l'imaginent, à savoir que les peuples européens seront anéantis, mais au contraire, que le résultat de cette guerre sera l'anéantissement du judaïsme […]. Cette fois, et pour la première fois, l'ancienne loi authentiquement juive : oeil pour oeil, dent pour dent est appliquée”.
[15]. Directive d'Otto Dietrich, le 5 février 1943, d’après J. BILLIG, La solution finale de la question juive, Essai sur ses principes dans le IIIème Reich et en France  sous l'Occupation, Ed. B. et S. Klarsfeld, Paris , 1977, pp. 80-81.
[16]. A. HITLER, Libres propos sur la guerre et la paix, Flammarion, Paris , 1954, t I, p.74.
[17]. A. HITLER, Mon combat, Nouvelles éditions latines, Paris , (1934), p. 170.
[18]. La formule est du Commissaire du Reich qui administre l’Ostland, c'est-à-dire les Pays baltes  et la Biélorussie .  Constatant que la SS  et la police, sur lesquels il n’a pas autorité, entreprennent dans son ressort administratif une extermination systématique des Juifs, il interroge, le 15 novembre 1941, le Ministère des Territoires occupés de l’Est pour savoir s’il existe ’“un ordre, selon lequel tous les Juifs […] doivent être liquidés […] sans considération d'âge et de sexe, ni d'intérêts économiques”. (Voir la lettre de E. Lohse , commissaire du Reich pour l’Ostland, du 15 novembre 1941, dans L. POLIAKOV & J. WULF, Le IIIème Reich et les Juifs,  Gallimard, Paris , 1959, pp. 140-147).
[19]. A. HITLER, Libres propos.. , p. 76-79.
[20]. La Croix , 1er octobre 1997
[21]. M. MARRUS & R. PAXTON, Vichy  et les Juifs, Calmann-Lévy, Paris , 1981.